Spalato
"Le cap passé, nous retrouvons les îles et la mer redevient un lac. Le palais de Dioclétien dresse sa façade au bord du lac. Derrière, s'étend un hémicycle de verdure. Iles, mer bleue, palais, montagne: c'est Split, l'antique Spalato" (p. 36).
"— La figure lassée de Diocétien, dit notre Ulysside [ami italien de Bercher], fait moins rêver que le dur visage de Charles-Quint. C'est que ce dernier, quittant la cour pour le monastère de Yuste, se proposait tout autre chose qu'un éclatant repos. Faire pénitence, s'apprêter à bien mourir, voilà occupation digne d'un vieillard. Mais s'installer dans le luxe et la pompe! Ayant renoncé à la pourpre, ne pas renoncer à la gloire, ah! fi!
Je risque: — Eh! Dioclétien, vieux parvenu, sans doute, mais bon politique; persécuteur de chrétiens, mais pacificateur de l'empire; dur, oui, mai fort; assassin? Mais tant d'autres ont pensé que l'assassinat est un bon moyen de gouvernement. Alors?
Rien n'y fait. L'Ulysside n'aime que les gens poétiques, ou mystiques; c'est tout un. Foin des autres. […]. Alice relèverait volentiers le gant: «La sagesse de Dioclétien, commence-t-elle, sa modération même au milieu du faste, la nouveauté de la formule de gouvernement inventée par lui…» mais l'emportement du Sicilien la submerge comme une mer. Alice ne sait pas nager. Le Sicilien, lui, frétille dans l'éloquence comme un poisson d'or. […].
Le plan de l'édifice est romain. Mais la construction, comme d'ailleurs aussi les marques laissées par les ouvriers sur la pierre, révèle des Grecs et des Asiatiques. L'augure qui a dû présider à l'orientation du castrum a conseillé d'ouvrir la porte principale, Porta Aurea, au nord; les portes secondaires, Porta Ferrea et Porta Argentea à l'ouest et è l'est. Sur la mer, seule une poterne et un petit ponton d'embarquement permettent la sortie. Les portes sont défendues par des tours. […]. Aussi le palais offre-t-il à qui vient de la mer un aspect qui évoque, mais en moins lisible, le palais des Doges à Venise, c'est-à-dire la façade plate, sans saillants appréciables, ornée ici d'un crypto-portique, là-bas d'une double rangée d'arcades. Toutes les magnificences du palais de Dioclétien sont à l'intérieur. […]. C'est là que se trouvent les précieux monuments que l'histoire de l'art ne se lasse pas d'interroger: le mausolée impérial et le temple" (pp. 40-42).
"Aujourd'hui Split déborde largement l'enceinte de Dioclétien. Cependant la vieille ville n'a pas cessé d'être habitée. Quand on visite le palais, on coudoie à chaque pas l'activité moderne. Des familles yougoslaves vivent à l'abri des murailles romaines, et de petits négoces prospèrent, comme au Moyen Age, sur l'emplacement des chambrées de la garde impériale.
Avant la guerre de 1914, les Autrichiens avaient entrepris de restaurer en partie le palais. Les Yougoslaves s'adonnent aujourd'hui à la même tâche avec un zèle patriotique qui a déjà abouti à de merveilleux résultats. Pourquoi faut-il qu'un peu d'indiscrétion se soit mêlé, malgré tout, à leur intelligent travail? Déblayer, désencombrer les abords de la cathédrale, c'était bien. Mais fallait-il placer, à côté du sphinx égyptien de Dioclétien, non loin du mausolée et du temple antique, une immense statue moderne de Mechtrovitch complètement hors d'échelle avec ce qui l'entoure et dont l'apparition fausse toute la perspective et ôte tout le charme du lieu? Ce grand personnage au torse bombé sous la robe d'évêque, c'est Grégoire de Nine, dont la face d'anathème et le doigt furieusement brandi ont l'air de maudire les mânes de Dioclétien qui hantent le péristyle. Mais en réalité, des mânes de l'empereur, il n'avait cure, le terrible Grégoire de Nine, quand, en 925, il défendit sa liturgie slave contre la liturgie de Rome et mérita ainsi de devenir pour la postérité un symbole de la patrie yougoslave.
La Yougoslavie n'applique pas à son fils chéri Machtrovitch le diction: «Nul n'est prophète en son pays». Bien au contraire. Partout, dans cette Dalmatie où il est né, où il s'est construit une villa dans un site grandiose et où il se réserve un mausolée, Mechtrovitch est à l'honneur. Les villes dalmates se disputent ses travaux avec une émulation touchante. Et comme il produit beaucoup et très grand, — on en a bien eu l'impression à Paris lors de son exposition au Jeu de Paume en 1933 — les gracieuses petites cités courent le risque d'être un jour un peu à l'étroit à côté des immenses créations de leur grand homme.
Voulez-vous voir un roi croate, ami lecteur? Prenez seulement la peine de faire quelques pas et d'entrer au baptistère. Il est là sur son trône, barbu comme un Asiatique, coiffé d'une sorte de barrette carrée en métal et vêtu d'un manteau à plis sur des pantalons collants. A côté de lui, mais un peu en retrait, ainsi qu'il sied, un de ses ministres à la tunique serrée à la taille pose son pied sur la tête d'un vaincu couché à terre. Le bas-relief est d'une saveur extraordinaire. Il n'évoque rien de connu en Europe, mais plutôt les bas-reliefs primitifs de l'Asie antérieure. […]. A sa partie supérieure, on voit une tresse bien régulière. Ce motif de décoration, nous dit-on, se retrouve dans presque toute la sculpture croate. Quelle qu'en soit l'origine […] ce motif de d'entrelacs est donc la marque de l'artiste croato-dalmate au lointain Moyen Age. […]. Mechtrovitch, voulant concrétiser l'histoire croate, a sculpté une figure féminine assise à la façon des paysannes dinariques, genoux écartés et pieds se touchant par les plantes, puis sur la base solide des jambes pliées, il a mis une table de marbre décorée des fameux entrelacs du bas-relief de Split" (pp. 46-50).
"Et voici qu'en écrivant ces lignes je ne puis me défendre d'une tristesse au souvenir des événements dont Split, trois mois seulement après notre voyage, devait être le décor. Le campanile et le palais de Dioclétien ont vu revenir mort le Karageorgevitch qui, quelques jours avant, s'était embarqué à Dubrovnik, jeune et joyeux. Alors la Yougoslavie tout entière a pris un deuil tel qu'on n'en avait jamais vu de semblable en aucun temps, sur aucune portion de l'univers. Alors tout ce qui était valide en Croatie, Dalmatie, Bosnie, et dans les autres provinces est sorti des maisons et s'est mis en route pour rencontrer ce roi mort que la mer apportait à la terre. Alors on a entendu pleurer un peuple tout au long des chemins. On l'a vu, agenouillé, gémissant, éperdu, prier pour le roi mort et pour la patrie vivante. Dans les villes, tout s'est couvert de noir; les magasins n'ont toléré que du noir à leur vitrines; la crêpe a voilé monuments, lampadaires, icones et statues; et ce noir partout signifiait non convention, mais vérité profonde. Autour des catafalques dressés en plusieurs lieux de la funèbre route, les chants nus ont retenti selon le mode slave et les métropolites ont psalmodié les antiques versets, tandis qu'à ce deuil inouï les délégués des nations apportaient le tribut de regrets qui dépassaient mots et formules" (pp. 59-60).