Cattaro
“Cattaro (de Castelnuovo à Cattaro il y a 38 kilomètres. La route est excellente de Castelnuovo à Morinje. Elle est ensuite en construction, des tronçons sont achevés, d’autres pas et sur lesquels elle est alors à peu près impraticable) est une antique sentinelle qui veille en bas de l’énigmatique Montagne Noire. Son aspect est farouche: accroupie sur la plage, adossée à la gorge obscure de la Fiumara, dans laquelle il semble qu’elle voudrait entrer pour se mieux dissimuler, elle se cache derrière de puissantes murailles en lesquelles ne s’ouvrent que trois portes, étroites et sombres, portes de prison, mais non portes de ville. C’est, à l’intérieur des fortifications, un labyrinthe de ruelles étroites et tire-bouchonnées dont les vieilles maisons conservent le cachet des civilisations de tous ses anciens maîtres: moulures, colonnettes et chapiteaux byzantins, balcons de fer forgé et ouvragé rappelant l’Espagne, palais vénitiens. Suivant l’invariable coutume des vieilles villes dalmates, les voitures ne circulent pas dans ses rues trop étroites et s’arrêtent au seuil de la ville noire où l’on ne va qu’à pied. […].
Cattaro n’est pas belle, non, nullement, mais son aspect surprend et charme par sa sauvagerie même. On s’y sent oppressé par les montagnes; le soleil y luit moins longtemps que partout ailleurs, comme dans une infime ruelle de ville italienne. […]. La cathédrale, dédiée à saint Triphon, produit un effet qui tout d’abord étonne: deux tours disparates, carrées et trapues, que relie une très élégante arcade; la masse est sombre et basse, cette église a l’air quelque peu sinistre, comme la ville, comme les gens. […]. Le quai de la Marine est large, gai, planté d’arbres à profusion, il forme un heureux contraste avec la ville noire et enfermée. Il est fort animé. C’est le long de son pier que viennent s’amarrer les bateaux du Lloyd autrichien et de la Ungaro-croate. Des portefaix ayant des airs de brigands se bousculent et assaillent les touristes qui arrivent. Les voitures qui font le service de Cettigné sont alignées sur le quai, leurs cochers se disputent les voyageurs, crient des enchéres au rabais, bousculent les clients pour qu’on se mette en route sans tarder, et ceux-ci, de plus en plus ahuris, sont emballés dans les petites voitures que traînent des chevaux ardents, sont déjà en route pour le Monténégro avant d’avoir pu comprendre qu’ils ont passé du bateau dans la voiture, sans respirer et sans voir Cattaro. Des Monténégrins dégingandés vaguent au milieu de tout ce monde, ils ont aux flancs une large ceinture qui bâille, vide de leurs armes traditionnelles qu’on les a obligés de déposer en passant la frontière” (pp. 190-193).
La falaise incommensurable qui se perd dans l’infini sur nos têtes paraît être un colossal pilier supportant le firmament. On voit la route blanche qui superpose ses multiples crochets aigus, qui monte en se rapetissant de plus en plus, jusqu’à perte de vue, alors on croit la voir pénétrer dans le ciel! Si la montagne ressemble à un mur de géants, la route produit l’impression d’une échelle fabuleuse qu’on aurait dressée contre. Échelle au véritable sens du mot: les lacets sont si rapprochés, si courts, les virages tellement aigus, on s’élève avec tant de rapidité, qu’on l’illusion de sauter d’échelon à échelon. Les Échelles de Cattaro sont pourtant une excellente route, établie à grands frais par l’Autriche pour atteindre la frontière monténégrine (il est bon de dire cependant que cette route fut commencée par les Français pendant l’occupation de 1807 à 1814)” (p. 197).