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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Ragusa

"Nous arrivâmes en vue de la presqu’île boisée derrière laquelle se cache l’irréconciliable rivale de Venise: j’ai nomme Raguse. Gravosa, port moderne de la cité déchue, couvre de ses maisons neuves, blanches à toitures rouges, les bords d’une grande baie en laquelle des vaisseaux de guerre étaient à l’ancre. Mais on voit s’ouvrir d’abord un large val dont le fond est empli d’eau tranquille. […]. On peut établir une curieuse comparaison entre les situations analogues des deux principaux ports de la Dalmatie: Spalato et Raguse. Dans les deux cas, deux vastes rades formées par deux presqu’île incurvées; dans les deux cas, un port ancien et un port moderne: Spalato c’est Raguse, tous deux sont au revers de la presqu’île, en dehors de la rade, ports incommodes, peu protégés, mal choisis. […]. Voilà donc Raguse dont semblent s’échapper pour venir à nous, portés sur les ailes de la brise, tout un monde de souvenirs brillants des temps passés, Raguse, qualifiée par Marmont d’oasis de civilisation au milieu de la barbarie” (pp. 153-154).

”Nous étions arrivés à Raguse une après-midi, par une chaleur suffocante, car soufflait le siroco, ce digne pendant de la bora. L’air, qui semblait sortir d’une étuve, était irrespirable tellement il était chaud, mais cette chaleur était lourde, épaisse, humide, si humide que les dalles des rues étaient mouillées comme s’il avait plu, alors que le ciel était pur et que le soleil brillait de tout son éclat. […]. 

L’hotel Impérial, où nous nous étions établis, est situé en avant de l’entrée de la ville, dans une exquise situation dominant et la mer bordée de rochers et la vieille cité ceinturée de murailles, au milieu d’un parc où poussent à profusion des palmiers et quantité d’autres arbres exotiques. Nous bénissions l’heureuse initiative (l’Hôtel Impérial doit sa création à l’initiative du président de la Compagnie de navigation du Lloyd autrichien) qui a créé là, sur la côte sauvage et arriérée, cet hôtel aménagé avec tous les raffinements du confort moderne. […]. Une avenue bien ombragée, sorte de boulevard extérieur faisant suite à la route venant de Gravosa, bordée par les villas et les jardins du faubourg de Pile, permet de se rendre de l’hôtel Impérial à l’entrée des fortifications derrière laquelles Raguse se tient rigide, confite en son passé. Comme craignant de troubler le silence de son recueillement, les voitures stationnent là, en dehors. Sur le revers du fossé, une tribu de tziganes a élu domicile, on dirait un tas de chiffons sales qu’on vient de jeter à la voirie, mais de chiffons qui remueraient; […].

Pour entrer dans cette ville on croit entrer dans une forteresse. Mais après, l’œil charmé a devant lui l’admirable perspective du Stradone, cette superbe voie dallée qui va, traversant toute la cité, du borgo Pile au faubourg de Ploce. Le Stradone c’est Raguse, comme le Graben est Vienne, comme la Puerta del Sol est Madrid, comme la place Saint-Marc est Venise. C’est Raguse non pas tant à cause de ses monuments - ils ne sont en général pas très remarquables - mais parce que c’est là qu’on voit l’arrangement original des choses et des gens qui font Raguse si intéressante. Le Stradone est silencieux parce que les voitures n’y circulent à peu près pas. Sur ses dalles, lisses et propres, les gens glissent plus qu’ils ne marchent; les indigènes chaussés d’opankés s’avancent sans faire le moindre bruit. […]. Il ne faudrait pas croire que le Stradone est une voie peu animée. J’ai dit qu’il était silencieux, je n’ai pas dit qu’il était désert. Une population nombreuse et variée s’y presse au contraire, où l’œil a peine à s’arrêter sur tant de costumes originaux ou bizarres. Le simple vêtement rouge des Dalmates du nord s’est, ici, enrichi et varié jusqu’à une profusion incroyable. Chaque contrée, chaque vallée des environs a son costume spécial, aussi bien pour les femmes que pour les hommes et chez ces derniers l’habit atteint un luxe et une richesse vraiment orientaux. Du rouge, de l’orange, du violet, du jaune, du vert, du bleu et du blanc, et de l’or aussi, telles sont les couleurs de cette foule qui se presse sur le Stradone et qui de loin font paraître la large rue comme recouverte d’un tapis turc.

Voyez ce riche seigneur qui se promène gravement, c’est pour le moins un opulent descendant d’un membre de l’ancien Conseil des Dix? Sa toque rouge porte un large chiffre d’or, sa longue houppelande mauve est surchargée de broderies et de pendeloques d’or fin, sa ceinture en cuir gaufré disparaît sous les broderies de perles, et ses bas blancs, immaculés, ne font pas un pli. C’est tout simplement un artisan ragusain qui a revêtu son costume de fête (certains costumes d’apparat ragusains valent jusqu’à 3000 francs). Voici un Monténégrin, venu à Raguse pour vendre son bétail, dont l’habit vert d’eau n’est pas moins resplendissant d’or et d’argent et dont la toque noire semble écrasée sous une énorme broderie d’or. Et ce Bocquais à la dure moustache d’estafier, à l’habit rouge et bleu, doré sur tranches aussi. Et cette Canalaise toute de blanc vêtue, et ce campagnard du val d’Ombla ceinturé de vert et dont la petite veste bleue est garnie de larges broderies vertes, et cette Brennaise dont un foulard rouge cache les cheveux, dont un fichu multicolore couvre la poitrine, ornée encore d’un collier d’or, à triple rang, et dont la robe claire est couverte par un gentil tablier, tout de fleurs brodé. Un pope noir et mitré passe gravement au milieu de cette débauche de couleurs. […]. Les boutiques du Stradone sont emplies de tentantes curiosités. Vieux bijoux, tapis d’Orient, costumes somptueux et dorés du pays, objets en argent filigrané, chaussures et coiffures indigènes, babouches turques artistiquement ornées de perles de verre. On s’arrêterait indéfiniment devant ces étalages si le spectacle bigarré de la rue n’était encore plus captivant. […]. A côté de la Tour de l’Horloge, à angle droit avec le Stradone qui vient de finir, s’ouvre une autre artère, où plutôt une succession de places constituant le véritable centre de la cité. Il y a là un café où se donnent rendez-vous tous les élégants, citadins, fonctionnaires, officiers de terre et de mer. C’est là qu’aux heures vespérales nous venions étudier la vie de la Raguse moderne” (pp. 160-167).