Monte Biocovo
“Sitôt après Makarska la route se remet à grimper. On suit un chemin qui monte parmi les marasques. Mais où diable peut-on bien monter? La montagne unie qui longe la mer ne présente aucun défilé, aucun col, aucune dépression, elle paraît à pic, comme une lisse muraille; sa crête est horizontale, sans une échancrure. Eh! C’est bien simple! On va passer par-dessus. On aperçoit déjà les lacets qui lacent cette gigantesque bottine. Jamais ce terme ne fut aussi proprement employé pour une route: on voit ceux-ci qui rayent de blanc le mont gris et qui zigzaguent avec une régularité qu’envierait maint cordonnier; ils lacent ainsi toujours, jusqu’à la cime extrême qu’il nous faudra escalader. Et quelle pente! Jusqu’à 15 pour 100. Et quel chemin! Un sentier étroit, fait de cailloux roulants, sans parapet sur le vide troublant.
On monte comme cela de la cote zéro jusqu’à 897 mètres d’altitude, d’un seul coup, puis soudain l’on profite d’une petite fente, invisible d’en bas, dans la muraille verticale, pour gagner le sommet de la chaîne. Mais quel tableau! Quel ravissement à mesure que l’on monte! Quelle étrange sensation, faite à la fois de terreur et de plaisir, de se sentir comme enlevé par l’auto sur ce sentier de chèvres accolé à la falaise à pic, le long du précipice béant, devant l’immensité.
Nous voici au sommet: c’est le col de Glogovik, si l’on peut appeler cela un col! Là, risquant sans cesse la foudre, une petite chappelle se dresse qui, rappelle aux hommes l’orgueil des hommes. […]. La vue s’épanouit du haut d’une muraille de 900 mètres. Les eaux de l’Adriatique, d’un beau bleu d’outremer, parsemées d’îles innombrables. […]. Ainsi, nous sommes parvenus sur la crête même du Biokovo.
C’est encore la formation calcaire avec ses surprises, toujours le Karst aride et sans eau. La mer disparaît tout d’un coup et l’on pénètre dans un chaos intraduisible de rocs et de pierres où ne croissent que quelques chétifs végétaux, si rares et si maigres qu’ils ne parviennent à modifier la couleur uniformément terne qui se déroule à perte de vue. C’est un immense panorama de monts et de vaux qui se succèdent jusqu’aux cimes terribles du Proloque (une partie des Alpes Dinariques) que les Bosniens ont peuplées de leurs légendes. Une très longue descente nous conduisit dans une vallée, large et profonde, formée d’un côté par le Biokovo et de l’autre par les Alpes Dinariques derrière lesquelles s’étend la Bosnie” (pp. 128-130).
“La chaîne du Biokovo forme un immense barrage le long de la côte et empêche les eaux de l’intérieur de s’écouler librement. Mais cette contrée de calcaires est toute trouée de conduits souterrains dont le réseau enchevêtré, passant sous les montagnes, relie indirectement la mer à l’ensemble du pays. Quand vient la période des pluies certains poljes, les jezeros (un mot qui a le sens général de lac en serbo-croate), se remplissent soudain par l’eau s’élançant des antres invisibles qui ne peuvent plus absorber tout ce qui descend des sommets; les pluies cessant, ceux-ci reprennent leur rôle de déversoirs, les jezeros se vident peu à peu pour redevenir des pâturages, enrichis par leur temporaire immersion. Quand l’eau sort de terre pour envahir les poljes, elle apporte, chose assurément curieuse, sa population de poissons qui, lorsqu’elle redisparaîtra, se retireront avec elles dans les cavernes ignorées. Les habitants, connaissant ce détail, placent leurs filets aux orifices des gouffres, à l’arrivée comme au départ de l’eau.
Les jezeros offrent une opposition de couleurs très frappante. Ce sont des cuvettes dont les bords sont faits de rochers gris et dont le fond, qu’il soit d’eau ou d’herbe, est du vert le plus éclatant: on dirait d’énormes émeraudes serties d’acier!” (pp. 135-136).