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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Spalato

“Encore une Venise; mais celle-ci a voulu conserver le souvenir de la cité mère jusque dans son nom, car on l’appelle la Piccola Venezia. Spalato (De Sebenico à Spalato il y a 75 kilomètres. La route est très médiocre; cailloux tranchants et épars dans la partie montagneuse, poussière le long de la côte.), que ses habitants ont poétiquement surnommée Occhio del mare, l’Œil de la mer, est une cité maritime à l’air vieillot, qui s’incurve en demi-cercle au bord d’une petite baie largement ouverte sur la mer.

Les touristes qui aiment les vastes horizons descendront à l’Hôtel Belle-Vue, grand bâtiment qui prétend ressembler aux Nouvelles Procuraties de la place Saint-Marc à Venise, qui s’élève au bord de la mer, sur la place Marmont, et où l’on est excellemment bien. Ceux que séduit surtout le pittoresque de la couleur locale devront aller loger à l’Hôtel Troccoli, sur la place des Seigneurs, en plein milieu des vieux quartiers où l’on respire encore l’odeur du moyen âge; mais j’ajoute qu’on est aussi fort bien dans ce second hôtel.

L’excellent ouvrage sur Spalato, publié sous la direction de Mgr Bulic, l'éminent conservateur du musée spalatin, dit: «D’après le recensement de 1890, Spalato compte 15 707 habitants. Les habitants de Spalato sont Croates de langue et de nationalité, 1 964 seulement emploient la langue italienne» (Au recensement de 1910 la chiffre de la population de Spalato s’est élevé à 31 449 habitants). Eh bien! Il faut croire que les Croates sont d’une discrétion rare ou que les Italiens sont joliment bavards, car en cette ville je n’entendis parler qu’italien!

Spalato est un port de commerce (Le principal objet d’exportation de Spalato est le vin, que produisent en si grandes quantités les côtes dalmates et les îles. On en envoie des chargements considérables en France, à destination de Cette surtout, et aussi en Angleterre, en Norvège, en Allemagne - Hambourg et Brême) dont l’importance croît d’année en année malgré l’incurie du gouvernement autrichien qui réserve jalousement ses faveurs pour Trieste. Le grand intérêt, je dirais même l’unique intérêt de Spalato - tellement de grands mobiles aux curiosités humaines effacent tout ce qui les entoure - c’est le palais de Dioclétien. […]. Les corridors du palais servent aujourd’hui de ruelles, ses chambres de places ou de maisons! A la place de ce triste spectacle, essayons d’évoquer l’image de ce que furent ces lieux aux temps splendides de l’ère romaine. […]. La porte Nord, appelée porte Dorée, est l’entrée principale; elle s’ouvre sur l’avenue aboutissant à la cour centrale du palais, c’est la porte prétorienne du castrum” (pp. 88-90).

”La farouche horde avare qui vint assiéger le palais de Dioclétien il y a treize siècles et qui ne parvint jamais à s’en emparer, eh bien! Elle est toujours là, assiégeant, assiégeant toujours! […]. Ses membres se fixèrent autour du château; pour vivre ils cultivèrent la terre; les siècles passèrent, ils sont restés. Mais, toujours farouches, ils se refusèrent constamment à toute adduction de sang étranger et, en parcourant le quartier qu’ils habitent, on a sous les yeux cet example à peu près unique d’une peuplade dont le type ethnique est resté sensiblement tel qu’il était au moment des invasions. Il est fort difficile à Spalato de se développer car ces dignes descendants des barbares enserrent la ville et se refusent obstinément à vendre leurs propriétés. Voilà comment les Avares assiègent encore Spalato!

Leurs mœurs sont assez curieuses. Ils vivent isolés du reste de la population, ils ne se marient qu’entre eux. C’est la femme qui gouverne le ménage; devant les tribunaux, l’homme ne se présente jamais qu’assisté de sa moitié. On sent qu’il y a chez eux un esprit d’opposition inné, atavique. Ils sont, pour la pluspart, démocrates et même quelque peu socialistes, ils se refusent à payer les impôts et se distinguent par une saleté repoussante. […]. Ces Avares sont tous cultivateurs, vignerons surtout. Frappante ironie de la destinée, ils se sont fait une spécialité de cultiver des choux réputés et ces choux s’honorent de quartiers de noblesse encore plus anciens que les leurs, ces choux sont les descendants de ceux que cultivait Dioclétien, […]. Cette peuplade curieuse se distingue encore par cette particularité: la peur irraisonnée de la mer. Alors que toute la population de ces côtes est essentiellement maritime, ils se refusent, eux, à monter sur un bateau. Dans la pratique, ce sont de fort bonnes gens, ils sont honnêtes et travailleurs. Mais on conçoit que leur obstination à ne pas vouloir renouveler leur sang n’est point faite pour fortifier leur race. Et, en effet, leur nombre diminue sans cesse, ils sont appelés à disparaître dans peu, fauchés par la tuberculose qui les ronge” (pp. 101-104).

”L’Autriche a su jouer avec son habilité ordinaire des dissensions entre Slaves, elle a annihilé par ce moyen un soulèvement que l’annexion de la Bosnie-Herzégovine aurait fort bien pu provoquer en Dalmatie. Nous avons beaucoup causé de ces choses avec nos amis de Spalato. Lorsque nos conversations avaient lieu en plein air, au café ou sur la Marina, nous remarquions que ceux-ci se taisaient subitement, se mettaient à parler de la comète ou des Japonais dès qu’un étranger se trouvait à portée de nous entendre et qu’ils ne reprenaient le fil de leur discours que lorsque tout indiscret s’était éloigné. C’etait la peur de l’espion, la salutaire crainte de la police, qui les faisait agir ainsi. Jusqu’à l’annexion, la Dalmatie n’avait pas eu trop à souffrir des tracasseries de la police. Mais à partir de cette époque la province tout entière est soumise au régime policier le plus inquisitorial et le plus dur... et l’on sait ce que peut être la police autrichienne! Les espions fourmillent, dans les grandes villes surtout, rapportant aux oreilles administratives toutes les conversations qui leur avaient paru subversives, les arrangeant même pour les besoins de la sainte cause. Les Dalmates qui occupent un certain rang doivent maintenant se défier de tout le monde, des garçons de café, des mendiants, des artisans, de leurs propres domestiques. On ne peut plus penser librement en Dalmatie, et encore moins parler, à moins que paroles et pensées ne soient une approbation sans réserves de l’annexion. Le cabinet noir fonctionne avec une régularité qu’on se plairait à voir imitée par les autres services publics: les personnes les plus loyalistes vis-à-vis de l’Autriche ont vu leur correspondance décachetée. […].

Mais il est une haine qui a jeté de profondes racines dans l’âme dalmate, une haine devant laquelle s’effacent toutes ses inimitiés, c’est celle du Hongrois. «En Hongrie on vend tout, dit le Dalmate, même sa fille». […]. Les habitants de Spalato disent ceci: «Il est certain que l’Autriche, obéissant aux suggestions de la Hongrie qui redoute une concurrence pour Fiume, fait preuve d’une évidente mauvaise volonté à l’égard du développement économique de notre port». Et les événements leur donnent raison. Un auteur français [G. Capus, A travers la Bosnie et l’Herzégovine, Paris, 1896] écrivait: «En supposant le port de Spalato relié au réseau des chemins de fer de la Bosnie, il y aurait donc un intérêt, non seulement de transit des produits transportés par voie maritime, mais encore un intérêt direct à partager entre les régions côtières et celles de l’intérieur. Ces avantages n’ont point échappé à la considération du ministre M. de Kallay. […]. Le premier mai 1895, la ligne de bifurcation de Dolni-Vakuf à Jajce vint ajouter 33 kilomètres de voie ferrée au réseau existant. Il est à présumer que d’ici deux ans la ligne entière de Lachva à Spalato pourra être livrée à l’exploitation». Eh bien! Il y a, non pas deux ans, mais quatorze ans, et Spalato attend toujours! Pourquoi cette ligne qui tout d’abord s’établissait si vite, n’a-t-elle pas encore été achevée? Il faut y voir la main de la Hongrie, répondent les Spalatins.

Il va sans dire que tous les Dalmates ne partagent point cette haine des Hongrois, car il suffit que l’un des partis les haïsse pour que l’autre les aime. D’une part les slavo-croates et d’autre part les slavo-serbes. Les premiers […] sont les catholiques, leur leader est Mgr Bulic, le directeur du Musée spalatin et des fouilles de Salone. […]. Tous les archéologues et savants qui sont venus voir le Musée et Salone ont entouré leurs récits de considérations historiques indentiquement semblables, car tous avaient été pilotés et renseignés par Mgr Bulic, ce qui a fait dire à ceux des Spalatins qui sont du parti slave opposé à celui dont le directeur du Musée est le chef, que c’était «l’Évangile selon Mgr Bulic», et il faut voir l’air d’ironique doute avec lequel ces braves gens prononcent ces mots!” (pp. 106-111).