Sette Castelli
“Poursuivons notre route. Nous sommes dans une des portions les plus intéressantes de la Dalmatie: nos yeux ne s’ouvriront jamais assez pour tout voir. De Trau à Spalato nous allons suivre une rive enchanteresse où la nature, si avare de ses dons partout ailleurs en ce pays, semble vouloir prodiguer comme à dessein les merveilles de la végétation la plus riche et la plus variée. Cette contrée est justement fameuse sous le nom de Rivière des Sept-Châteaux.
Là, sur une étroite bande de terre déclive, protégée du souffle de la bora par de hautes falaises, doucement baignée par les flots d’une mer toujours calme, sous les effluves d’un soleil éternel, s’épanouit un jardin des tropiques. Les oliviers et la vigne garnissent les premiers échelons des montagnes; le rivage bordé de mimosas met un vert ourlet sur le manteau bleu de la mer. Dans cette campagne bénie, les roses fleurissent toute l’année, les prairies et les bois sont toujours verts. La route s’en va entre deux haies de granadiers, dont la verdure brillante s’égaye de fleurs de sang et de gros fruits joufflus; sur les talus s’étalent des aloès aux feuilles barbelées qui projettent verticalement de grosses tiges supportant de minuscules fleurs; myrtes, orangers, citronniers, figuiers, buis, mêlent leurs frondaisons pendant que dans le ciel de grands palmiers gracieusement se penchent. Des allées de lauriers et de mimosas en fleurs forment de longues lignes rouges ou jaunes. C’est une orgie de couleurs, une débauche de vie, qui surprennent d’autant plus qu’on sort d’arides déserts gris.
Au milieu de la végétation s’espacent régulièrement de petits villages blancs dont les maisons se groupent autour des châteaux forts qui ont donné leur nom à la rive ensoleillée (Castello Stafileo, Castel Nuovo, Castel Vecchio, Castel Vitturi, Castel Cambio, Castel Badessa, Castel Sucurac). Plus que toute autre partie des côtes dalmates, la rivière était en butte aux attaques des Turcs, Venise la divisa en fiefs qu’elle concéda à un certain nombre de nobles à la condition que ceux-ci élevassent chacun un château fort: elle créa ainsi un véritable chapelet de forts, elle opposa une barrière à l’Infedèle, soit que celui-ci vînt par mer, soit qu’il débouchât des montagnes. […].
Comme sonnait midi, nous vînmes échouer dans l’un des Sept-Châteaux, à Castel Vecchio, nous demandant anxieusement quelle pâture nous attendait en ce petit port aux pauvres maisons. Il y avait là une modeste auberge, tenue par un ancien maître d’hôtel du Lloyd autrichien, qui nous fut une agréable surprise: ce brave homme nous servit un succulent déjeuner et, ce qui nous trouvâmes au milieu de choses de la plus extrême propreté; la nappe était immaculée, l’argenterie reluisait, les verres et les assiettes n’étaient point ébréchés, les meubles de la coquette salle à manger brillaient sous l’habitude d’un consciencieux astiquage... Ce petit hôtel nous fit l’effet d’une tache, d’une tache de propreté sur le pays dalmate” (pp. 77-80).