Traù
“L’auto avait franchi lentement le pont jeté sur un étroit canal et doucement s’était arrêtée devant la porte de Trau, monumentale et finement sculptée, au-dessus de laquelle se dresse, fier et encore jeune, le Lion de Venise. […]. Depuis le seizième siècle, Trau est restée pétrifiée. On la voit aujourd’hui très exactement semblable à ce qu’elle était alors, on n’a rien détruit, rien construit, le soleil a doré ses pierres, elle a confit dans sa vieillesse!
Si l’on parcourt ses petites ruelles ombreuses, on s’émerveille à chaque pas devant de curieuses maisons enjolivées et sculptées, datant de la plus belle période vénitienne, de nombreuse églises - il y en a trente-deux dans cette toute petite ville - des palais à demi ruinés mais encore exquis d’élégance, une adorable loggia où, sous Venise, on rendait la justice en plein air, un vieil hôtel communal qui semble arraché d’un décor d’Orient, et devant une très belle cathédrale romane, datant du treizième siècle, dont le portique majestueux attire et captive le regard et dont le campanile, hardi et gracieux, s’élance haut dans le ciel. Cette ville aussi est un musée d’archéologie et peut-être, plus encore qu’à Sebenico, chacune de ses maisons forme une étude artistique du passé.
Si l’on fait le tour de la ville, sur le petit quai qui sinue entre les murailles et la mer, tout aussi curieux est le spectacle; on voit défiler, de l’autre côté de l’eau, et la côte couverte d’une exubérante végétation exotique et l’île Bua à la croupe sombre, et les deux ponts qui coupent les deux canaux, et, sur la petite île elle-même, les hautes murailles rousses enceignant la ville, percées de part et d’autre par la porte de Terre et par la porte de Mer, toutes deux sous le joug du Lion ailé! Au-dessus de la porte de Mer, le Livre des Évangiles que le lion tient sous sa griffe est fermé: il paraît qu’il était ouvert autrefois, suivant le geste habituel du lion de Saint-Marc, mais la légende prétend qu’il s’est fermé de lui-même le jour où sombra la Sérénissime République. Un peu plus loin c’est le château Camerlengo, castel fortifié élevé par Venise en 1420, puis, en avançant encore, la masse trapue et gauche de la Tour de Sanmicheli, puis enfin, isolé, se profilant à l’extrémité de l'île un petit temple grec à la mémoire de Napoléon I. On a vite fait le tour de la petite ville; il faut encore moins de temps pour la traverser. Mais qu’on erre dans ses rues ou qu’on flane en dehors de ses murs, on pourrait rester une journée entière à contempler les innombrables choses curieuses et vieilles qu’elle vous montre à chaque pas” (pp. 75-77).