Cascate di Kerka
“Quand on a dépassé les dernières maisons [de Scardona], on aperçoit soudain la Krka dont le cours uni scintille comme un miroir gigantesque. Les eaux affleurent des rives couvertes de gazon vert et d’herbes aquatiques; de part et d’autre, des collines de pierres nues forment repoussoir, faisant ressortir avec plus de force encore la fraîcheur et la verdure de ces lieux. Lac ou bras de mer si l’on veut, mais rivière non; on ne peut s’imaginer qu’on a devant soi un cours d’eau à voir cette grande étendue tranquille, sans courant, et qui paraît sans issue. Voilà le deuxième échantillon de ces si singulières rivières dalmates, qui ne ressemblent pas à des rivières, qui ne ressemblent à rien de ce qui est classé en géographie, qui auraient besoin d’un nom spécial qui n’a pas encore été inventé.
La Krka - au nom si rugueux pour des gosiers latins - est ou paraît être une succession de lacs, dont quelques-uns fort larges, qui se font suite d’étages en étages, chaque étage étant séparé de son voisin par une chute. Les chutes de la Krka sont justement renommées, elles se rangent au nombre des principales curiosités de ce pays de curiosités qu’est la Dalmatie. Elles sont au nombre de sept, si l’on ne compte que celles qui se succèdent dans son cours moyen, et de huit, si l’on ne ajoute celle de sa source: fleuve acrobate qui naît dans une cabriole! Ce récit n’étant qu’une esquisse rapide, […], je ne parlerai que des deux dernières chutes, qui sont les plus belles et dont l’accès est le plus facile aux touristes.
Imaginez-vous un noir défilé fait de rochers énormes qui se chevauchent dans un désordre gigantesque, qui semblent amoncelés comme à la suite d’un brusque cataclysme, une gorge profonde où bouillonnent des eaux furieuses en un éternel grondement, un paysage d’enfer, un cadre fait pour y disposer une histoire de brigands. C’est à cet endroit sinistre que la route de Zara à Dernis traverse la vallée de la Krka; on la voit descendre, s’accrochant au reverse dénudé, puis s’engager sur un pont téméraire que les Turcs construisirent jadis dans ces lieux si dignes de leur terrible mémoire. De l’autre côté du pont, avant que la route ne remonte la pente, une auberge se tient, moitié dissimulée, en embuscade, seule maison dans la gorge déserte. […]. Là, presque sous le pont, c’est la septième cataracte, la chute de Roncislap, dont aucune parole, aucun mot, ne peut définir l’infernale sauvagerie. Touristes qui visiterez la Dalmatie, allez voir la chute de Roncislap! Et, poussant au delà, vous pourrez passer par Dernis, l’ancienne cité des Turcs, mais pour l’amour de vos épidermes, ne vous passez pas la nuit, car si les Turcs n’y sont plus, leurs punaises y sont restées, elles ont conservé leurs sanguinaires instincts!” (pp. 49-51).
”Les chutes de Scardona, huitième et dernière cataracte, sont éloignées de plusieurs kilomètres de la ville dont elles portent le nom. Les touristes qui viennent de Sebenico pour les boir sont obligés de prendre un bateau à Scardona et de remonter le fleuve jusqu’au pied des chutes. De rudes Dalmates, en veste rouge et petite calotte, font le service de bateliers et rament vigoureusement sans s’inquiéter des terribles rayons que le soleil déverse sur leurs peaux brunies; mais si ces indigènes ne craignent point le Phébus de leur pays, j’ai peur que vous ne risquiez de vous trouver incommodés par les traits de feu qu’il répand à profusion sur le vaste miroir de la Krka et que le miroir obéissant renvoie sur ceux qui parcourent sa surface. J’en fis une fois l’expérience et le résultat fut une sérieuse insolation. Un petit chemin, qui se détache de la route de Sebenico à l’embarcadère du bac, permet aux autos d’arriver jusqu’aux chutes en suivant le bord de la rivière. Ce chemin, très mauvais, très étroit, domine généralement de plusieurs mètres le niveau de l’eau et permet d’admirer beaucoup plus agréablement qu’on ne peut le faire en bateau le très beau spectacle que forme la Krka depuis Scardona jusqu’aux chutes. […]. Nous ne sommes plus ici dans le décor d’enfer de la chute de Roncislap, la Krka s’est fait souriante et douce, ses eaux d’émeraude sont désormais tranquilles, elles ont atteint le niveau de la mer. On ne perçoit pas le moindre courant: un lac, c’est un lac sur lequel des quantités de barques à voiles sont arrêtées, occupées à diverses besognes, les unes pêchant activement dans ces eaux abondamment poissonneuses, d’autres fouillant le fond pour en tirer un sable fin et doré; à la tombée de la nuit, toutes, orientant leurs voiles, s’en iront à Sebenico porter le fruit de leurs travaux.
De temps en temps, avec un grand bruit d’ailes, un héron s’élance vers le ciel comme une flèche; des canards surviennent, en bandes triangulaires, et s’abattent brutalement sur l’eau. Des mouettes au vol gracieux pêchent sans lignes ni filets, narguant les équipages des barques, et parfois un martin-pêcheur fend l’air en scintillant comme un diamant ailé. […]. On ne peut manquer d’être vivement frappé par le contraste qu’il y entre l’animation désordonnée et bruyante des chutes et la silencieuse tranquillité du cours de la Krka qui s’étale ensuite en lac immobile. Et quel autre contraste que celui de cette fête de l’eau et de la verdure dans ce pays de la sécheresse et de l’aridité” (pp. 52-54).