Velebit
"C'est un parcours monotone dans la longue plaine de la Lika, landes stériles, émaillées de quelques champs cultivés, parsemées d'énormes blocs ératiques étonnés de se trouver là. […]. Mais, sur la droite, la chaîne du Vélébit, aux pentes couvertes de forêts, se dresse majestueuse et donne au tableau une note réellement grandiose.
On atteint bientôt le pied des montagnes où l'on pénètre dans les grands bois; la route se met à monter sous la feuillée, hêtres, trembles, bouleaux, sycomores et chênes, et vers le haut, des sapins; tous ces arbres ont la cime dévastée, rompue, déchiquetée, ouvrage de la furieuse bora. Parfois, le vert rideau s’écarte, la vue s’étend alors lointaine sur la vallée de la Lika, plus grandement à mesure qu’on arrive à des régions plus élevées; on découvre la lande nue parsemée de rochers et jalonnée parfois de collines coniques isolées, plus loin les montagnes de la Grande et de la Petite Kapella que nous traversâmes hier, et plus loin encore, imprécis et embrumés, les monts de Bosnie.
Sous les grands arbres, la terre est couverte de mousse verte et spongieuse comme un moelleux tapis; les talus sont gaiement coloriés par une abondante collection de charmantes fleurs alpestres: œillets rouges, campanules bleues, belladones en grappes violettes, églantines roses et toute une variété d’orchidées aux nuances imprévues, aux formes inattendues. Des bouquets de serpolet, de thym et de romarin, disséminés parmi les grandes fougères, lancent leurs odorants effluves dont l’air que nous respirons est agréablement parfumé.
Le chemin monte toujours, il va nous conduire au sommet du Vélébit; les lacets vont et viennent, les virages se succèdent au milieu de la forêt, dans la solitude de ces lieux qui paraissent inhabités: c’est à peine si nous rencontrâmes deux ou trois humains, pâtres ou charbonniers, durant toute cette montée. Mais voici une maison, c’est la station forestière de Mali Halan; nous sommes presque au sommet. […]. Une grande borne de pierre indique que nous sommes parvenus au Col du Vélébit, à 1045 mètres d’altitude.
La chaîne du Vélébit, couverte de belles forêts sur sa face continentale, est aride et nue sur son versant maritime. Jamais je n’avais vu contraste su marqué, absence si complète de transition. Au seuil de ce couloir désolé, dans lequel l’œil ne pouvait percevoir la moindre trace de végétation, nous nous arrêtâmes longuement nous laissâmes errer nos regards sur ces belles forêts que nous venions de traverser, sur ce paysage riant de vie et de couleur que nous allions abandonner pour nous enfoncer une nouvelle fois dans le pays de l’aridité et de la mort.
Le col est una passage naturel qui s'ouvre dans la redoutable chaîne, entre deux parois de rocs déchiquetés, formées de pyramides aiguës et branlantes, hautes comme des flèches de cathédrale. La route serpente là au milieu, comme elle peut, accrochée aux rochers, surplombant des précipices, côtoyant des plateaux étroits, mais partout c'est le règne de la pierre que la végétation a fui; le sol de la route est lui-même composé de débris de rocs, tranchants, épars, fuyant sous la roue qui les projette au loin avec un bruit de fusillade, qui coupent les pneus et qui transforment rapidement ceux-ci en loques lamentables. […]. La borne auprès de laquelle nous nous étions arrêtés tout à l'heure ne marque pas que le sommet du col, elle indique aussi la limite entre la Croatie hongroise et la Dalmatie autrichienne: dès lors nous allons rouler en Dalmatie. […].
La route croate de la montée était tout ce qu’il y a de plus mauvaise; la descente en Dalmatie s’effectue au contraire en d’excellentes conditions: la route est bonne, on n’y rencontre plus ni caniveaux, ni dos d’âne, ni trous, ni ornières, seuls subsistent les inévitables empierrages. Nous verrons plus loin que c’est à nous, Français, que les Dalmates sont redevables de la pluspart des grandes routes qui sillonnent leur patrie, mais la voie du Vélébit est, elle, bien autrichienne. Elle fut construite de 1829 à 1832 avec des soins extrêmes, elle coûta très cher, elle constitue une véritable œuvre d’art. Sa pente est faible: elle varie entre 3 et demi et 5 pour 100; la descente depuis le col jusqu’à Obrovazzo déroule ses innombrables lacets sur une longueur de 23 kilomètres, tandis que la distance, à vol d’oiseau, n’est que de 11 kilomètres. […].
A mi-hauteur, au coude d’un lacet, on trouve le refuge de Podprag: une chapelle commémorative de l’empereur François I, un petit presbytère, une auberge et la maison du fonctionnaire autrichien, inspecteur des routes. La route atteint enfin le pied de la montagne” (pp. 17-22).