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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Bocche di Cattaro

“Nous avons à bord un ménestrel slave. C’est un mendiant en guenilles, en belles et harmonieuses guenilles méridionales, proches parentes des guenilles espagnoles, les plus radieux chiffons qui aient jamais pendu à des dos de malingreux et d’archisuppôts. On fait cercle autour de lui. Chacun écoute en silence, l’œil sur l’horizon, l’esprit absorbé par le chant. […]. Ici la variété et la bizarrerie des accoutrements n’ont pas de limites. Dalmates des villes et des montagnes, Albanais musulmans et chrétiens, Bosniaques, Grecs, Monténégrins se mêlent sur le pont, formant les groupes les plus divers et les plus curieux. Ces derniers nous frappent plus que tous les autres. Les fiers types d’hommes! Les rudes tournures de brigands! Il y en a une douzaine à bord, tous grands, sveltes, d’apparence robuste. Ils portent des tuniques blanches, des gilets rouges passementés d’or, des pantalons bleus fort larges et des bas attachés par des cordes autour des jambes. Ils sont chaussés d’opankés et ont la tête couverte de bonnets cylindriques rouges, relevés par des aiguillées de fil d’or et d’argent. Leurs ceintures sont garnies d’armes de toutes formes: pistolets à poignées en métal ouvragé, sabres aux lames recourbées, khandjars droits comme des flissahs algériens. Chacun en a au moins six ou huit entassées en faisceau sur le devant du corps. C’est trop pour l’élégance de la tenue: deux ou trois suffiraient. Le profil est gâté par le volume excessif de cet arsenal. Leurs mouvements n’en paraissent pour tant pas gênés. On ne peut se faire une idée de l’allure mâle et énergique de ces gens-là. En voici un, assis tout à côté de nous, qui a la tête enveloppée d’un bandeau. 

Hier il s’est pris de querelle avec un habitant des Bouches, là-haut sur les sommets. Il y a eu combat. Que peuvent les gendarmes dans ces solitudes? Le Bocchèse a été ni plus ni moins tué et décapité. Mais pendant la lutte il a déchargé son pistolet à la figure du Monténégrin. La balle a traversé les deux joues et enlevé l’extrémité de la langue. Cela n’empêche pas notre bandit de fumer tranquillement à bord du Lucifer, de narguer la police qui n’a rien vu, et de bégayer des menaces contre les proches de sa victime. A l’entendre, il ira ce soir même à leur village et il tuera le frère du mort. Et gare au reste de la famille si l’on n’y met ordre à temps. Voilà les hommes! Voilà leurs manières d’agir quand leurs passions sont excitées et que le sang leur bout dans les veines. […]. Il y a dans l’extérieur de ces gens, dans leur tenue, dans l’expression même qui anime leurs traits, quelque chose d’excessif et de farouche qui éloigne la sympathie tout en attirant l’attention. […]. L’impression qu’on en garde est profonde, mais triste. Combien il fait bon alors, quand toute curiosité des yeux étant épuisée, on n’a plus présentes à l’esprit que les lacunes morales qui déparent ces fortes natures; combien, dis-je, il faut bon diriger ses regards ailleurs, et oubliant les misères de nos sociétés imparfaites, s’absorber dans la contemplation des choses que Dieu a faites belles sans leur laisser la faculté d’être mauvaises!

Montagnes couronnées de vertes forêts, roches bizarrement découpées, vastes étendues de mer emprisonnées dans de gracieux rivages, tout cela, nous l’apercevons de notre bord depuis que nous avons pénétré dans les bouches de Cattaro. Là, en effet, la scène a brusquement changé autour de nous. Aux immensités sans borne de la pleine mer a succédé un golfe profond resserré entre de hauts sommets. Dès l’abord on est saisi par le magnifique aspect de la campagne environnante, et cette beauté des lieux, loin de diminuer à mesure qu’on s’engage plus avant dans les terres, ne fait que s’accroître et s’accentuer. D’instant en instant le paysage revêt un caractère plus splendide et plus grandiose; tantôt les deux chaînes courent parallèlement l’une à l’autre, de sorte qu’on croit naviguer sur un fleuve. Tantôt au contraire les massifs montagneux s’écartent, puis se rapprochent et ferment l’horizon, de manière à donner à la mer l’apparence d’un lac. […]. Il n’est d’ailleurs aucun point de ces côtes qui ne mérite d’être signalé. Admirables nappes d’eau bleue reflétant l’azur du ciel, séries de collines ondulées, les unes sévères et nues, les autres revêtues de l’épaisse verdure des oliviers, des châtaigniers et des pampres, gais hameaux étagés sur le flanc des coteaux ou s’alignant en longues files au bord de la mer, tout est empreint d’un cachet de grandeur et d’harmonie, qui fait de ce golfe l’endroit le plus beau de toute la Dalmatie, et peut-être de toute l’Adriatique.

La ville de Cattaro qui en occupe le fond n’a par elles-même rien de bien séduisant. C’est une modeste agglomération de maisons assises au pied d’un immense rocher qui tombe à pic sur le golfe. Elle ne renferme aucun objet digne d’intérêt” (pp. 100-103).