Spalato
“Celle-ci est sur ces côtes la ville historique par excellence. Il n’est pas de lieu en Dalmatie qui puisse rivaliser avec elle pour le nombre et l’importance des souvenirs. Elle l’emporte encore sur tous par la grandeur et l’état de conservation de ses ruines. Aucune cité de l’Adriatique, sauf Pola, ne renferme un monument comparable à cette précieuse construction romaine qu’on appelle le palais de Dioclétien” (p. 70).
”Ce palais ne saurait passer pour un ermitage. Il faudrait aller à Rome, à Balbeck, à Thèbes pour trouver d’aussi colossales constructions. On dit que la superficie qu’il couvrait excède trente mille mètres carrés, et que quatre mille des habitants actuels de Spalato s’y sont taillé des demeures aisées. Je le crois sans peine, tant cela paraît immense. Dès l’arrivée, la lourde masse frappe l’œil. C’est d’abord près de la mer une longue file de murailles auxquelles se sont étayées des maisons modernes et qu’on a dû percer de fenêtres et de portes pour en rendre l’intérieur habitable. […]. Si de là on s’enfonce au cœur de la ville, on débouche bientôt sur une place rectangulaire ornée de côté et d’autre de portiques et de colonnades. C’est l’ancien péristyle du palais. Sur cette place s’élève un édifice octogone surmonté d’un élégant campanile et rempli au de dans de curieux détails d’architecture. C’est la cathédrale; mais c’est encore le palais. Tout est le palais; la moitié des maisons est comprise dans son enceinte. S’il n’est plus à lui seul la ville entière, il l’a été. […]. Or, de même que la ville dalmate fut autrefois enserrée dans le vaste pourtour de l’édifice, ainsi la pensée est-elle ici absorbée et comme emprisonnée par le souvenir grandiose de celui qui l’habita. En quelque endroit qu’on erre, sous les colonnades du péristyle ou autour des murs du temple de Jupiter, il vous accompagne et vous poursuit. Il exerce sur l’esprit une véritable obsession à laquelle on essaye en vain de se soustraire” (pp. 72-73).
”Les années ont passé sur les générations des Domnius et des Dioclétien, des Glycérius et des Népos. La ville où ils ont vécu a été anéantie, et une cité nouvelle s’est élevée sur les ruines de l’antique Salone. Cette cité elle-même a subi bien des bouleversements depuis sa naissance. […]. Après avoir été le port bruyant et populeux où aux seizième et dix-septième siècles les Vénitiens plaçaient le principal entrepôt de leur commerce orienal, Spalato a connu des jours moins prospères. Actuellement elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut. Je ne puis toutefois me résigner à qualifier son effacement de déclin et de décadence. Il me semble qu’une ville n’entre réellement sur le penchant de la décadence que lorsqu’elle commence à perdre les éléments essentiels de sa physionomie ancienne; lorsque le temps et les hommes s’étant conjurés pour altérer ou détruire ses édifices, son caractère original disparaît pour faire place à la banalité et à la laideur. Mais l’heure où elle cesse simplement d’être un centre de politique ou d’affaires est souvent une des plus belles de son existence.
Cette heure est pour elle ce que l’heure du crépuscule est à la nature. Le bruit des foules s’est apaisé; l’activité fatigante du jour a fait place au repos et au calme solennel du soir. Plus de travaux sur les chantiers délaissés; plus de constructions nouvelles jetées çà et là à travers les places et les rues. Seuls les vieux monuments subsistent, jaunissant et mûrissant pour ainsi dire chaque jour sous les ardents baisers du soleil; se revêtant peu à peu de ces belles teintes dorées que seule peut leur donner une longue suite de siècles. Telle est Tolède; tel est le Caire arabe; telles sont tant de villes du Midi et de l’Orient; telles aussi sont les cités dalmates: Zara, Sébénico, Raguse, Spalato. Ces lieux ont un charme singulier. On les respecte en même temps qu'on les admire. Le présent n’ajoute aucune note discordante à leur grave physionomie d’autrefois. Ni gares, ni docks, ni fabriques, ni hauts fourneaux; quelques nobles ruines, quelques pittoresques églises, dont les murailles noircies dominent la foule des maisons plus jeunes; un peu d’animation sur le port et beaucoup de silence dans les rues. Certes, pour rien au monde je n’échangerais ce charmant déclin contre la vulgaire prospérité des grandes capitales industrielles; pour rien au monde je ne troquerais la solitude de Tolède, de Venise, de Sienne, de Raguse et de Spalato, contre le tumulte et la vie de Birmingham, de Manchester ou de Newcastle-on-Tyne” (pp. 89-90).