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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Sebenico

“La ville de Sébénico est bâtie sur une colline aride dont les pentes descendent assez brusquement vers la mer. Des ouvrages fortifiés couronnent la hauteur. Au-dessous, les maisons s’éparpillent jusqu’au rivage, entassées pêle-mêle les unes sur les autres, ou détachées de la masse et se dressant isolées sur quelque saillie de roc. Çà et là, le sol pierreux et desséché apparaît par larges places. L’intérieur est un dédale confus d’impasses étranglées, d’escaliers boîteux, de ruelles tortueuses; ici un carrefour obscur sert de réceptacle à tous les immondices du quartier; là des étendages de guenilles multicolores enjambent d’une rue à l’autre. Toutes les horribles choses qui constituent le décor habituel des anciennes villes méridionales, s’y conservent intactes comme dans un sanctuaire. D’ailleurs, ces aspects négligés, délabrés, malpropres même, ont un genre de laideur qui n'est repoussant que de près et dans le détail. Abstraction faite des odeurs hétéroclites, auxquelles nos narines civilisées sont absolument rebelles, l’ensemble amuse et intéresse plus qu’il ne dégoûte. Au moins c’est varié. Le pittoresque surgit à chaque pas. Tout n’est pas prévu et saisi du premier coup d’œil. On a des surprises dans ces carrefours; souvent, il est vrai, de vilaines surprises, de lamentables révélations de toilettes et de ménages populaires; mais enfin des surprises quelles qu’elles soient: tantôt une piquante scène de mœurs; tantôt un bizarre jeu de lumière au fond d’une cour sordide; un balcon garni de jolies fleurs sur le flanc d’une échoppe décrépite; un escalier en spirale; un marteu de porte curieusement ciselé; que sais-je! Autre chose enfin que la régularité désespérante et la plate uniformité des lieux nouvellement bâtis.

L’architecture de la cathédrale est en rapport avec la physionomie de la ville. Elle présente d’étranges incohérences de style; mais les détails exquis y abondent. […]. C’est un luxe de guirlandes sculptées dans la pierre, de statuettes gracieuses accumulées autour des portes et entassées dans l’archivolte des arcs avec une profusion dont on ne trouverait l’équivalent que dans les façades d’églises les plus ornées, à Sienne, à Orviéto, à la chartreuse de Pavie. […]. On ne s’aperçoit plus qu’il est incomplet, lourd, hybride; qu’il brille par l’accessoire beaucoup plus que par l’ensemble.

La façade latérale de l’église se déploie sur une grande place dallée qui est le rendez-vous habituel de la société du lieu. Les oisifs de la ville s’y promènent de long en large, enveloppés dans de vastes manteaux noirs ou bruns selon la mode italienne. Rien autre d’ailleurs dans leurs costumes qui vaille la peine d’être signalé. L’originalité n’est pas de mise parmi ces élégants qui considèrent l’habit noir et le chapeau droit comme les palladiums de la civilisation et les antipodes de la barbarie. Heureusement nous n’avons pas besoin de faire cent lieues pour la retrouver, cette chère barbarie. Elle est là, à deux pas de nous, avec tout son cortége de tenues pittoresques. Voici aux portes de la ville une troupe de brave gens du dehors qui se sont arrêtés un instant pour danser. Pourquoi dansent-ils? Parce qu’aujoud’hui il fait beau, parce que l'air est plus doux, le ciel plus clair, et que les beaux jours répandent de la gaieté dans les cœurs jeunes. Dans ces riants pays du Midi, il n’en faut pas davantage pour mettre tout le monde en train. […]. Le bal s’organise au premier carrefour venu, sous un arbre, près d’une fontaine. On rit, on chante, on danse, ou oublie labeurs et soucis. […]. Ils dansent le kollo slave. Hommes et femmes forment le cercle, s’avancent, se croisent, se prennent par la main et marquent le rhythme en frappant tous à la fois la terre du pied. Ce n’est ni très-varié, ni très-gracieux; mais pour nous, cela a le double attrait de la bizarrerie et de la nouveauté.

De même en est-il des costumes. Tous ne se distinguent pas par une grande élégance de coupe. Certaines danseuses, qui comptent parmi les plus infatigables, sont empaquetées dans des corsages qu’on dirait blindés et cuirassés, tant ils leur roidissent les formes et leur déplacent la poitrine. Mais ces accoutrements quels qu’ils soient, on ne les a vus nulle autre part; ils ont un caractère parfaitement local et original. Et puis tous, vestes, jupes, tabliers, sont superbes de couleurs. Les corsages de femmes sont pour la plupart de teinte unie rouge ou bleue. Les parties inférieures de l’habillement présentent toutes les nuances de l’arc-en-ciel. […]. Les jeunes femmes ont la tête nue, tandis que les vieilles portent une coiffure blanche, haute et compliquée, qui protége leurs figures ridées contre les ardeurs du soleil. Peu de jolis visages dans cette foule. En général les fronts sont bas, les joues fortes, les têtes plutôt arrondies qu’allongées, les cheveux très-noirs. Je n’en conclus pas d’ailleurs que ces traits constituent un type dominant parmi les femmes de Sébénico. Je remarque les particularités de leurs figures et de leurs ajustements, et j’en prends note, voilà tout” (pp. 63-67).