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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Ragusa

“Quel plaisir j’éprouve à revoir en moi la noble et décente petite Raguse, pareille à une minuscule capitale, avec sa ceinture de tours, son plan régulier, et son île comme une dépendance posée auprès d’elle! On débarque au port voisin de Gravosa, d’où une route conduit à la ville. Ce chemin, le jour où je le suivais, était éclairé comme par des torches, par des lauriers-rose. Des fleurs violettes incendiaient le perron d’une villa. Mais ces quelques jardins sont appliqués à la montagne, dont l’aridité reprend juste au-dessus d’eux. Au bas de cette côte abrupte, Raguse semble une ville où l’on ne peut avoir d’accès que par le mer. Je parvins d’abord à une place plantée d’arbres, où quelques paysans rassemblés, dans leur costume de drap bleu, avec leurs bottes fauves, leurs amples culottes, faisaient un groupe sobre et solide qu’éclairaient seulement de deux touches vives la couleur de leur ceinture et celle de la barrette posée sur leur tête.

Le rempart une fois passé, je fus dans la ville. Elle reposait dans la paix du soir que doublait encore l’oisiveté du dimanche. La grande rue, dallée, toute droite, n’était qu’un tranquille promenoir. Il n’y passait pas une voiture. Quelques notables y flânaient, un prêtre, un prélat. Une vieille dame s’avançait d’un air un peu fatigué, accompagnée d’un domestique, coiffée d’une calotte noire d’où un voile tombait sur sa nuque et sur ses épaules, sa robe couverte d’un long mantelet blanc, plissé, que bordait une discrète broderie. Un peu plus loin venait une vieille paysanne, d’une dignité magnifique, avec une veste bleue et jaune, une jupe et une coiffe blanches éclatantes. L’air pâle baignait, isolait chacun de ces personnages, qui m’étaient offerts comme ces figures qui, dans les livres, montrent les différentes types d’un pays. Cette rue, à ses deux extrémités, se termine par une place. Celle où je me trouvai d’abord porte en son milieu un petit monument rond qui ressemble à un tombleau et qui est une fontaine. Dans la façade d’une église, une rose a l’air de la roue sculptée d’un char de parade. Un clocher, debout dans l’air calme, était coiffé d’une coupole qui annonçait déjà l’Orient, et les hirondelles qui l’environnaient semblaient tracer autour de sa croix les lettres d’une inscription coranique” (pp. 67-68).

“L’autre place est la plus grande de la ville et en rassemble les principaux monuments. Une église à la fois pompeuse et familière y est posée comme un gros meuble sur le pavé. On voit en face d’elle le joli palais de la Douane, un peu plus loin celui des Recteurs, avec ses robustes arcades, et, au fond, le long vaisseau de la cathédrale. L’horloge de la tour divise le temps, l’eau continue de la fontaine semble le répandre. Sur une base de pierre où est nichée une statue de Roland se dresse le mât où flottait le pavillon de la République. Le principal café de la ville complète cette société. […]. Des deux côtés de la grande rue, le sol se relève, mais les autres rues qui s’allongent sur la pente, bien moins larges qu’elle, sont tout aussi droites, en dépit de la déclivité du terrain. Cependant cette correction n’a rien de forcé. Ces maisons dont aucune ne fait saillie ressemblent moins à des soldats en rang qu’aux dames d'un couvent, alignées de bonne grâce pour une cérémonie.

J’ai marché sans but, à travers la ville, me laissant charmer. Parfois une balustrade, une rampe monumentale, ébauchaient un geste d’orgueil, me rappelaient que j’étais dans une ancienne cité souveraine. Mais je retrouvais tout de suite la modestie, la discrétion, la réserve. Comme je m’étais arrêté devant un ancien palais, aménagé en caserne, la sentinelle me fit doucement signe d’entrer. C’était un grand garçon blond qui, sous les armes, rêvait encore comme un berger. […].

J’apercevais par une fenêtre ouverte des cuillers de cuivre et d’autres ustensiles de cusine accrochés au mur, avec cet air d’humble valeur et de propreté précieuse qui lustre les moindres choses dans les tableaux des primitifs. Et c’était toujours cette vie amortie, réduite et close, cet enchantement de silence qui, sur les bords de la bruyante Méditerranée, couvre et protège les villes dalmate. […]. Après dîner, je suis revenu sur la place que j’avais traversée avant d’entrer dans le ville. Des musiciens attaquaient avec une fougue hongroise des airs d’opéra. Des familles attablées buvaient du café ou prenaient des glaces. C’était ce crédule rendez-vous des soirs de dimanche, où des gens qui se connaissent essayent néanmoins de s’éblouir. Cependant, ici encore, je retrouvais la même vie sans tapage et sans emphase. Des officiers fort tranquilles causaient avec des bourgeois. Alentour des tables allaient et venaient des jeunes gens, des jeunes filles presque graves. Plus loin encore des paysans appuyés aux maisons ou aux murs bes des jardins, sans la moindre ostentation d’eux-mêmes, n’étaient là que pour la musique. L’air était si inerte que les parfums restaient posés sur les fleurs, que la fumée des cigarettes ne se détachait pas des fumeurs. A travers  les feuilles des arbres, une moltitude d’étoiles qui semblaient tout à fait voisines épiaient curieusement et dévoraient de leurs yeux divins le spectacle de cette vie simple et douce” (pp. 69-71).

”Cette République dura telle quelle jusqu’au règne de Napoléon. Mais l’existence du colosse impérial était terrible pour de pareils États. Lui qui avait voulu la fin de Venise, il dut écraser sans y penser ce bijou de République. Parmi tout ce qu’a détruit le monde moderne, rien n’est plus digne de regrets que ces petits États. Ils n’avaient point le matérialisme des gros. C’étaient des refuges pour l’homme. […]. Peu d’entre ces villes existent assez nettement, peu d’entre elles ont quelque chose d’assez rare et d’assez précis pour laisser en lui une empreinte exacte et durable. Telle est pour moi, cependant, cette Raguse où la vie comme filtrée semble purifiée de ce qu’elle garde ailleurs de grossier. Je la reverrai toujours, assise d’un air de dame au milieu de ses quelques fleurs, au bas de la côte aride et morose. Petite reine solitaire, prends dans mes souvenirs le rang qui t’est dû, monte à l’un des trônes de ma mémoire!” (pp. 74-75).