Spalato
“Spalatro n’est qu’à douze milles de Traou, & environ à quatre cents de Venise. Il n’est pas plus grand que le lieu que nous venons de quiter, mais il est deux fois plus peuplé, parceque c’est une échelle pour les Caravanes de Turquie, qui déchargent là leurs marchandises pour Venise. Le Port est grand, & a bon fonds & bonne tenuë, quoy qu’il soit un peu à découvert au Sud & Sud-Oùest. Au fond du Port proche des murailles de la Ville il y a un beau & grand Lazaret. C’est le nom que les Italiens donnent aux lieux où l’ont fait la Quarantaine. Le Baile y logea faute d’autre lieu plus commode, et nous y prîmes aussi une chambre où il n’y avoit aucú meuble. Nous nous arrêtâmes dix on douze jours à Spalatro, & la cause de ce retardement fut que le Baile ayant resolu de s’en aller à Constantinople par terre, il fallut aller querir à cinq journées de là des chevaux pour só equipage. Ainsi nôtre Galere attendant son depart pour continuer son voyage, & porter les hardes les plus embarrassantes, & les presens pour le Grand Seigneur, nous eûmes le temps que nous souhaitions pour voir les curiosités de la Ville.
L’abord de Spalatro par mer est fort agreable, & il est situé au fond d’un grand Port fait en dem-Lune. La Ville est quarrée, & n’a pas plus d’un mille tour. Dans les monumens anciens de trois à quatre cent ans elle est appellée Spaletum, Spalatum & Aspalatum, & de cette maniere Spalato me sembleroit plus conforme à l’origine, que Spalatro, quoy que ce dernier soit plus en usage. Ce nom-là luy peut être venu du mot Latin Palatium, parceque ce n’étoit anciennement qu’un Palais de l’Empereur Diocletian, natif de Salone, qui n’est éloignée de Spalatro que d’une lieuë, comme on l’apprend par la tradition du lieu, & par ce qu’en a dit Constantin Porphyrogenete, qui remarque que ce Palais étoit tout bâti de grades pierres de taille. […]. Spalatro est fortifié de bons Bastions de pierre de taille, dont il y en a trois entiers du côté de la terre, & deux demy vers la mer. Mais ce qui le rend plus faible, c’est que le terroir d’alentour est plus haut, & que la colline au Couchant où est le Fauxbourg, commande toute la Ville.
A la portée du mousquet hors de la Porte du Levant, il y a une Forteresse sur une eminence, qui commande aussi la Ville, avec quatre Bastions, qui ne sont ni achevez, ni reguliers. Aussi les Venitiens y tiennent peu de soldats, & ils se fient sur leur Forteresse de Clissa, soûs laquelle il faut passer pour venir de Turquie à Spalatro. Il y a un autre petit Fort de terre qu le Chevalier Vernede avoit fait faire à la pointe du Croissant qui forme le Porte: mais comme ils ont presentement la paix avec le Turc, ils le laissent à l’abandon, & n’ont à Spalatro qu’une compagnie d’Infanterie, & la moitié d’une de Cavalerie, l’autre moitié se tenant à Clissa” (pp. 98-100).
”Le Gentilhomme Venitien qui commandoit alors à Spalatro, appellé François Lauredano a été Provediteur à Cerigo. Il nous fit voir des colonnes qu’il en avoit apportées. Il semble qu’elles soient de marbre blanc transparent, mais ce n’est qu’une eau congelée qui se petrifie dans les grotes de cette Isle.
Le temps que nous sejournâmes à Spalatro ne nous dura pas, parceque nous y decouvrions tous les jours quelque chose de nouveau, & que d’ailleurs on y fait tres-bonne chere. Il n’y avoit à redire qu’au logement qui n’étoit pas fort commode, n’ayant trouvé que quatre murailles nuës. Les perdrix n’y valent que cinq sols, & un liévre n’y coûte guere davantage. On a la viande de boucherie pour un sol la livre, & les tortues grosses comme les deux poings pour quatre ou cinq sols. Mais le plus souvent nous aimions mieux faire maigre & manger de ces petites truites de Salone, dont l’Empereur Diocletian étoit si friand, que de peur d’en manquer il avoit fait un conduit exprés qui les amenoit dans son Palais. Elles sont assurément de tres-bon goût: mais celles de la riviere Ascanius dans la Natolie, où nous avons depuis passé en allant à Smirne, sont encore meilleures & beaucoup plus grosses.
Il n’y avoit point, comme j’ay dit, d’hôtellerie dans la Ville, si ce n’est un petit cabaret que tenoit une Allemande qui nous apprêtoit à manger. Un soir que nous soupâmes trop tard, nous trovâmes les portes de la Ville fermées, comme nous voulions nous retirer à nôtre chambre du Lazaret. Nous crûmes que le Gouverneur auroit la civilité de nous faire ouvrir pour ne pas laisser coucher des Etrangers sur la dure. Mais il nous fit dire que le mot du guet étoit donné, & qu’il falloit prendre patience. Nous priâmes un soldat de nous chercher quelqu’un qui nous donnât au moins le couvert, & nous trouvâmes enfin un Gentilhomme du lieu nommé Pierre Alberti, qui nous receut tres-bien, & nous coucha beaucoup mieux que nous n’étions sur nos Strapontains ordinaires. Mais il faut vous dire quelque chose de Salone et de Clissa, que nous fûmes voir ensuite” (pp. 104-106).