Traù
“Traou est connu des Anciens soûs le nom de Tragurium, & Ptolémée & Strabon en parlent comme d’une Isle. Iean Lucius a montré que ce n’étoit qu’une Peninsule, & que le canal qui la separe du Continent est un ouvrage de l’art, & non pas de la nature. Ce Monsieur Lucius est un Gentilhomme de ce pays-là que j’ay eu l’honneur de connoître à Rome, où il s’est habitué. Sa patrie luy est obligée de l’avoir tirée des tenebres de l’Antiquité, par l’histoire qu’il en a faite. Il a fait aussi imprimer les inscriptions de Dalmatie & d’autres sçavans traitez.
Nous étirons arrivez à Traou à l’heure du dîner, & nous cherchions un logis, lors qu’on nous dit qu’il nous falloit pourvoir autrement à nôtre dîner, & que ce n’étoit pas la coûtume en ces pays-là de tenir hôtellerie. Le compliment étoit sec pour des gens qui ne manquoient pas d’appetit; neantmoins par grace on nous conduisit en un endroit de la Ville où l’on vendoit simplement du vin, & l’on nous fit entrer dans le corps de logis au dessous. Nous nous étonnâmes de voir cette maison qui est assez belle, & qui a la vûe sur la mer, toute vuide & comme deserte, & nous fûmes encore plus surpris quand on nous eut dit que c’étoit la maison de ce Monsieur Lucius de qui je viens de parler. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’il l’a quittée, à cause de l’incivilité d’un General de Dalmatie, lequel étant venu à Traou, luy fit sçavoir qu’il vouloit loger dans cette maison. Le Gentilhomme s’apprêtoit à le recevoir, & se reservoit seulement un appartement mediocre. Mais Monsieur le Provediteur tranchant du Souverain envoya incontinent aprés, ses gens pour mettre tous les meubles dehors. Cette incivilité le fâcha tellement, qu’il partit aussitôt de ce pays-là, & qu’il n’y a jamais voulu revenir.
La Ville est en assez bel aspect, & principalement le Fauxbourg qui est sur l’Isle de Bua. Elle peut renfermer environ quatre mille ames. Le Dome n’est pas laid, & la porte a été tirée des dépoüilles de la Ville de Salone, qui est à douze milles de là. Il y a dans cette Eglise quelques Statuës d’assez bonne main.
Au reste nôtre Galere ne vint pas donner fonds à Traou, mais nous prîmes à Spalatro une Barque pour y aller. Ce fut principalement pour y voir un manuscrit qui a fait grand bruit dans la Republique des Lettres il n’y a pas fort long-temps. C’est un fragment de Petronius Arbiter [Fragmentum Petroni Arbitri ex libro decimo-quinto, et sexto-decimo, où est contenu le souper de Trimalcion], qui manquoit à ses ouvrages imprimez. Comme on n’avoit jamais vû cette piece, on s’imagina qu’elle étoit supposée, & un jeu d’esprit de quelque Sçavant, qui avoit imité le stile de Petrone. Monsieur de Valois étoit un de ceux qui la tenoient pour suspecte, mais Monsieur Lucius & l’Abbé Gradi de Rome étoient de ses partisans. Ainsi, cóme s’il eût été question de reconnoître un Prince, l’Europe étoit divisée en trois partis. L’Italie & la Dalmatie la portoient, la France & la Hollande la desavoüoient, & l’Allemagne se tenoit neutre; car le docte Reinesius fit un commentaire sur ce manuscrit, sans oser neantmoins rien prononcer sur son antiquité. Mensieur le Docteur Statilius dans la Bibliotheque duquel cet original se trouve, est un homme de merite, qui en auroit pû parler pertinemment, si ses maladies ne l’en eussent empêché” (pp. 93-96).