Zara
"Nous entrâmes à Zara au bruit des canons & de la mousqueterie, qui faisoient honneur au baile. Le Comte & le Capitaine des armes le vinrent recevoir au sortir de la Galère et le menèrent au Palais du Général de Dalmatie, qui le traita somptueusement & le mena voir la Ville. Mais il ne luy donna pas la droite, parce que les nouveaux Bailes n’entrent pas dans la fonction de leur charge qu’ils ne soient arrivez à Andrinople, & que leur Predecesseur ne les ait installez. On arrive à Zara par un beau & grand canal de mer, qui est entre les Isles & la Terre-ferme. La Ville est assise dans un lieu plain sur une langue de terre, qui n’est attachée au Continent que par un Isthme de vingt ou vingt-cinq pas, qu’il leur serait aisé de percer. Elle a de ce côté-là une Citadelle tres-bien fortifiée, avec trois Bastions minez & contreminez, couverts de bonnes Demi-lunes & contrescarpes. Il y avoit alors dans la Ville huit compagnies d’Infanterie, & trois de Cavalerie tres-leste, composée d’Esclavons, de Croates, & de Tramontans. Aussi c’est la Capitale, et une des meilleures Places de ce que la République possède dans la Dalmatie, le Turc pendant la guerre de Candie, n’en ayant jamais approché, sans y recevoir de la confusion” (pp. 84-85).
“Zara s’appelloit anciennement Iadera, & joüissoit des droits de Colonie Romaine. J’y lûs une iscription antique, où l’Empereur Auguste est qualifié du tître de pere de cette Colonie, & il y est ajoûté qu’il en avoir fait bàtir les Tours & les murailles. […]. La porte de Saint Chrysogone est composée d’une partie d’Arc antique transporté d’un quart de lieuë au delà. L’inscription nous apprend que cet Arc étoit chargé de quelques statuës, qu’il y avoit en cét endroit-là un Marché, & qu’une certaine Melia Anniana l’avoit erigé à l’honneur de son mary Lepicius Bassus; ce qui donne à connoître que la Ville avoit alors beaucoup plus d’étenduë qu’elle n’a presentement, le tour de ses murailles ne faisant pas plus de deux milles d’Italie & le nombre de ses habitans ne pouvant guere monter qu’à cinq ou six mille. […]. L’eau manquoit à la Ville, & même presentement il n’y a que des cîternes. Pour remedier à ce defaut les Romains avoient fait un Aqueduc, qui menoit l’eau de dix lieuës loin de là. Il en reste quelques masures, proche desquelles Monsieur l’Archidiacre nous assura qu’on avoit trouvé un fragment d’inscription de l’Empereur Trajan, qu’on jugeoit par là en avoir été l’Autheur. Cét Archidiacre s’appelle Valerio Ponte, homme sçavant, & qui possede bien l’histoire de son pays. Il me fit voir parmi ses Livres un manuscrit des inscriptions d’Istrie & de Dalmatie.
Le Comte ou Gouverneur qui commandoit alors à Zara étoit un Noble Venetien nommé Antonio Soderini, très civil & obligeant. A nôtre arrivée nous fûmes d’abord à la seule hôtellerie qui est à Zara, où nous aurions été tres-mal logez; aussi ne va-t-on pas en ces pays-là pour chercher ses aises. Nous avions une lettre de recommandation pour voir le Cabinet de ce Gentilhomme, & la luy ayant été presenter, il nous receut avec beaucoup de civilité, & nous retint à souper. Cependant il envoya querir nos hardes, & nous fûmes tout surpris comme nous voulions retourner à nôtre logis, qu’il nous avoit destiné un appartement dans son Palais” (pp. 86-88).
”Si vous voulez qu’ensuite je vous parle des excellens tableaux qui se voyent dans les Eglises de Zara, je vous diray qu’au Dome, qui est un assez bel edifice, on me sit voir une peinture de la Sainte Vierge avec S. Pierre & S. Antoine, de la main du Tintoret, & un autre tableau du Palma. A Sainte Catherine un de Titian, a S. Dominique, un S. Ierôme & une Sainte Magdelaine du même Palma. […]. Dans l’Eglise de S. Simeon au dessus de l’Autel est un corps Saint apporté de Iudée. Les gens du pays disent que c’est S. Simeon qui porta Nôtre-Seigneur dans ses bras. On nous le découvrit à cause du Baile qui y entendit la Messe, & quand elle fut finie, nous l’allâmes voir. La Chasse a un crystal au-devant, & le corps paroît tout entier avec la chair dessechée, mais toutefois assez blanche. Les habitans le tiennent pour leur Protecteur, & le portent quelquefois en procession par la Ville.
La campagne voisine est assez bien cultivée, mais depuis que ceux de Zara ont eu des escarmouches avec les Turcs, on n’y a point laissé d’arbres. La montagne appellée la Morlaque qui regne le long de la Dalmatie est habitée des Morlaques sujets de la Republique, autrefois fugitifs d’Albanie, gens determinez & infaticables, qui ne demandoient pas mieux pendant la guerre, que de venir aux mains avec les Turcs. Une poignée d’entr’eux faisoit des parties pour aller sacager quelque Village, & ils en revenoient toûjours chargez de butin. Ce sont des gens si robustes, que les chemins étant tres-mauvais dans leurs montagnes, & les chevaux courant quelquefois risque de se rompre le col, quatre d’entr’eux porteront un cheval une vingtaine de pas en l’embrassant sous le ventre. Des personnes dignes de foy me l’ont assuré, & même quelques-uns de ces Morlaques, de qui je m’en suis particulierement informé. Quoi qu’il en soit, ils ont la mine terrible, & ils ne viennent point au marché avec leurs denrées, qu’ils ne portent avec eux leur sabre & leur carabine. Ils parlent Esclavon, & suivent la plûpart la Religion des Grecs” (pp. 89-91).