Zara
"Zara (Jadera, ancienne capitale de la Liburnie, actuellement chef-lieu de la Dalmatie), dont le nom est probablement connu de tous mes lecteurs, - grâce aux étiquettes mensongères que nos fabricants de liqueurs posent sur leurs bouteilles, - était, du temps des Romains, et peut-être antérieurement, un débouché important pour les produits de l'Italie et de l'Istrie. Son port naturel, d'accès facile quel que soit le vent qui règne; sa position topographique sur le bord d'une plaine fertile qui s'étend jusqu'au Belebich, et qui, par conséquent, offre de grandes facilités de transport; ses avantages stratégiques, dont les nombreux siéges qu'elle a supportés témoignent suffisamment, désignaient cette ville comme un entrepôt général, d'où les troupes et les marchandises pouvaient pénétrer par divers chemins dans l'intérieur de l'Illyrie. Aussi, toutes les puissances qui se sont succédées dans la souveraineté de l'Adriatique ont-elles reconnu son importance commerciale et militaire, et, sous les diverses phases de la domination vénitienne, dans les luttes prolongées que la République eut à soutenir alternativement avec les rois de Croatie et de Hongrie, Zara a toujours été le premier point reconquis et la dernière forteresse livrée à l'ennemi.
On y trouve très peu de souvenirs des dominations antérieures. La porte d'entrée qui donne sur le port, appelée Porta di San-Crisogono, est un arc de triomphe romain. Il est fort simple; deux colonnes soutiennent l'entablement, qui porte une inscription moderne, placée au-dessus, rappelle un événement fécond en résultats pour l'Europe et la chrétienté: la grande victoire de Lépante. L'église de San-Donato, maintenant convertie en dépôt d'approvisionnements militaires, est un ancien temple païen dédié à Junon, selon Farlati. Il ne reste de l'édifice primitif que quelques colonnes corinthiennes, dont les chapiteaux se montrent à travers la charpente. La colonne de marbre sur la Piazza delle Erbe est probablement d'origine romaine; s'il faut en croire la tradition populaire, elle aurait appartenu à un temple; les Vénitiens y posèrent leur lion, qui est maintenant plus avarié que la colonne elle-même. Une partie de l'aqueduc romain existe encore; les Vénitiens l'utilisèrent dans la construction des cinque pozzi. Ces fameuses citernes, faites sous la direction du célèbre Sammicheli, servent encore de réservoirs pour alimenter la ville. La Porta di Terra Ferma est aussi du même architecte; c'est un arc soutenu par deux colonnes doriques. On lit sur l'entablement: Pax tibi, Marce, evangelista meus. […].
Parmi les célébrités de Zara, il ne feut pas oublier son marasquin, sur lequel le lecteur ne sera peut-être pas fâché d'avoir quelques détails. Presque toute la Dalmatie produit des marasques, ou cerises sauvages, qui servent à sa fabrication; mais les meilleures viennent sur l'île de Brazza, près de Spalato. Elles sont cueilles vers le mois de juillet, avant d'être tout à fait mûres, et on les charge aussitôt sur des petits bateaux à voiles, car il est important que le transport se fasse sans perdre de temps. A peine rendues à leur destination, quelques centaines de femmes se mettent à l'œuvre, séparent le fruit du noyau, dont on ne se sert pas pour le marasquin ordinaire. Après cette préparation, le fruit est jeté dans des cuves, où on le remue trois fois par jour, afin que la fermentation se fasse d'une manière égale. Avec les cerises, on embarque aussi une certaine quantité de feuilles cueillies sur les mêmes arbres et choisies parmi les plus tendres et les plus fraîches. Ces feuilles, dont on enlève la nervure principale, sont soigneusement pilées et mêlées au fruit fermenté, et c'est je crois ce qui donne au marasquin de Zara son arôme particulier. On ajoute ensuite 10% d'eau-de-vie de raisin, puis on retire le liquide pour le sucrer. Pour lui conserver sa pureté crystalline, on emploie le sucre le plus raffiné. En dernier lieu, la liqueur est filtrée à plusieurs reprises et il ne reste plus qu'à la mettre en bouteille.
La ville de Zara est régulièrement bâtie; ses rues sont dallées et trop étroites pour permettre la circulation des voitures. Elle offre en général l'aspect d'une ville italienne, modifiée cependant par le voisinage du Levant, avec ses costumes pittoresque et ses habitudes semibarbares: on y voit le Monténégrin en tunique blanche, le Grec à fustanella, le Morlaque et le Juif avec leurs turbans d'un rouge décoloré.
Le bateau qui nous emmena offrait une variété de physionomies non moins curieuse; notre équipage se composait d'hommes robustes, marins expérimentés, presque tous nés sur les côtes ou dans l'archipel dalmate; les voyageurs formaient une société hétérogène, où se confondaient des officiers autrichiens, des négociants albanais et bosniens, une famille arménienne, avec des enfants grotesquement entortillés dans des pelisses à fourrure, des Turcs et des Russes voyageant pour le compte de leurs gouvernements; une douzaine de moines de différents ordres, un nombre assez considérable de femmes du pays, accroupies sur le pont avec leurs bruyants marmots, et de quelques vrais touristes. Il eût été difficile de rencontrer ailleurs plus de costumes et de dialectes dans un si petit espace (pp. 9-10)".