Cattaro
“Cattaro est le principal port, le principal entrepôt commercial du canal, le point de réunion des paysans du voisinage. C’est le siége d’un évêché, d’un tribunal de première instance, la résidence d’un officier supérieur et le chef-lieu d’un des quatre départements de la Dalmatie. Avec toutes ses grandeurs administratives c’est une étrange petite ville. On y compte mille neuf cent cinquante habitants. Elle ne peut guère en contenir davantage. Elle est comme un carrefour acculé au fond de la dernière baie du canal, à l’extrême limite des possessions autrichiennes, au pied des masses de rocs sur lesquels nichent comme des couvées de vantours la turbulente tribu des Monténégrins. L’été, par la réverbération des rayons du soleil, le bassin des roches blanches qui l’entourent la brûlent; l’hiver, les nuages qui s’y amassent y versent de tels torrents qu’il est très-naturel de penser avec plusiers étymologistes que son nom de Cattaro vient de cataracte (pp. 296-297).
Depuis 1814, elle a été de nouveau remise à l’Autriche qui, après l’avoir longtemps négligée, semble maintenant prendre à tâche de la défendre. Elle garnit ses remparts de canons, et elle y envoye à leur grand regret une cohorte d’officiers d’artillerie, du génie et de gendarmerie. Le fait est que pour des hommes qui ont brillé de tout l’éclat de leur jeunesse et de leur uniforme dans les principales garnisons d’Allemagne et d’Italie, la garnison de Cattaro est peu récréative. Ni théâtres, ni bals, ni lieux de réunion, des rues étroites qu’on peut parcourir dans toutes leurs ramifications en une demi-heure, une population slave dont la plupart des fonctionnaires autrichiens ne savent pas même la langue, et près de là, les hordes monténégrines, les peuplades turques de l’Albanie et de l’Herzegovine. C’est une sort d’exil au bout du monde civilisé. […]. Cette ville qui possède plus d’une trentaine de navires et dont le mouvement d’affaires est assez considérable, n’a pas une auberge. Les marins qui y viennent vivent à bord de leur bâtiment; les négociants sont reçus chez leurs correspondants. L’étranger qui n’a là ni parents, ni amis, ne sait où trouver un gîte. Par bonheur, j’avais une lettre de recommandation pour le capitano del Circolo, et, en quittant mon bateau, j’allai chez lui avec ma lettre comme un soldat dans une de ses étapes avec son billet de logement (pp. 303-304).
Le district dont Cattaro est le chef-lieu, renferme environ trente-six mille âmes dont plus des deux tiers appartiennent à la religion grecque. La population de la ville est en majeure partie catholique; elle se compose presqu’en entier de marchands et de marins; elle reçoit de Trieste la pluspart de ses denrées commerciales et les répand dans les environs. Par deux portes la ville s’ouvre sur deux marchés, sur le marché de la Marine, fréquenté par les Bocchesi, et sur le bazar reservé aux Monténégrins. Tous deux sont curieux à voir; curieuse est la pauvreté des aliments qu’on y débite. A la porte de la Marine, un boulanger étale sous son auvent, des pains noirs, difficiles à mâcher; un marchand de liqueurs pose avec orgueil sur une table quelques flacons d’une affreuse eau-de-vie, et une cuisinière, accroupie par terre, tient entre ses genoux une corbeille d’où s’exhale, avec un tourbillon de fumée, une nauséabonde odeur. Il y a là un amas de pieds de bœuf, bouillis avec leur corne, qu’elle vient de tirer d’une chaudière et dont elle tâche de conserver la chaleur en les couvrant d’un haillon; mais telle femme qui marchandera longtemps quelques-uns de ces petits pains noirs n’oserait venir au marché sans avoir sur sa tête, à ses oreilles, à son col, une profusion d’ornements en or ou en argent doré (p. 305).
Il existe entre les Monténégrins et la population de Cattaro des rapports obligés. Ils viennent acheter ici leur plomb, leur poudre, leurs ustensiles de ménage, leurs objets de luxe. Ils y opportent du poisson d’eau douce, des légumes, de la viande, du combustible. En échange de leurs munitions de guerre, ils lui donnent l’élément vital. Trois fois par semaine, on les voit descendre du haut de leurs montagnes, les uns avec leurs ânes ou leurs chevaux, d’autres portant eux-mêmes leur fardeau sur leurs épaules et sautant de roc en roc d’un pied léger. Je dois dire que dans cette catégorie de Monténégrins faisant l’office de bêts de somme, il y a fort peu d’hommes et beaucoup de femmes (p. 315).
Une matin j’entends des coups de fusil résonner à la porte de la Marine; je vois différentes personnes se diriger de ce côté. C’est une jeune fille qu’une barque amène de Risano, et qui vient se marier à la ville. Davant elle s’avancent, comme deux pandours, deux de ses parents la carabine sur l’épaule, le poignard au flanc; un autre homme, encore mieux armé, qui remplit les fonctions de garçon d’honneur, marche à côté d’elle tenant à la main un mouchoir blanc dont elle tient l’autre bout. J’imagine que se mouchoir, par lequel ils se joignent sans se toucher, est le symbole de la chaste alliance que cette cérémonie établit entre eux; derrière eux vient le mari et le reste de la famille. […]. Après ces haltes bachiques dans lesquelles on échange, de part et d’autre, une foule de compliments, le cortège arrive enfin à l’église grecque. Là, j’ai pu suivre de point en point dans tous ses détails symboliques, et vraiment, je dois le dire, assez poétiques, la consécration d’un mariage selon le rite grec. […]. Le prêtre, après avoir prononcé les prières de la liturgie, leur remet les deux anneaux, et trois fois de suite les fait passer tour à tour du doigt de l’un au doigt de l’autre, sans doute pour montrer que tout ce qu’ils possèdent doit être commun entre eux; ensuite il leur met sur la tête une couronne de rubans bleus. Le garçon d’honneur placé derrière eux transporte trois fois les époux marchent ensamble autour de l’autel en signe de la fidélité avec laquelle ils doivent marcher ensemble dans les voies de la vie. Le garçon d’honneur les suit comme un emblème de l’amitié fidèle, et tient une main sur chaque couronne de peur qu’elle ne tombe, ce qui serait un funeste présage. […]. «Qu’est-ce donc que cette magnifique mariée? Demandai-je en sortant de l'église à un bourgeois de Cattaro. - C’est, me répondit-il, une simple fille de paysan, et son mari est un simple artisan; demain elle reprendra sa robe de laine et s’en ira au marché porter des volailles et des sacs de légumes». Reine un jour, esclave ensuite. O fille de Risano, que de destinées humaines dont tu es, sans le savoir, l’éphémère et vivante image! (pp. 306-308).
Avec la meilleure volonté du monde je ne pouvais avoir, chaque matin, le spectacle d’une noce, mais j’ai eu le plaisir de voir un jour apparaître un groupe de Krivossi avec leur poitrine nue, qui a la couleur du bronze florentin, leur figure taillée à vive arête, leurs yeux farouches comme ceux d’un aigle, et leurs membres d’acier. Ces hommes appartiennent à une petite peuplade d’origine slave, campée sur les collines à peu de distance de Risano, entre les frontières du Monténégro, celles de l’Herzegovine et la côte de Dalmatie. Ils cultivent la terre et élèvent des bestiaux, mai ces honnêtes occupations ne les satisfont qu’à demi. Braves naturellement, et pillards par habitude, ils résistent difficilement à la tentation de sortir des limites de leur territoire, soit pour profiter d’un meilleur pâturage, soit pour enlever, si l’occasion s’en présente, quelques bestiaux. Quoique leur tribu ne se compose pas de plus d’un millier d’individus, ils ne craignent pas de s’engager dans des luttes violentes, ils résistent aux Monténégrins, et font une rude guerre aux Turcs de l’Herzegovine. Le gouvernement autrichien, tout en condamnant leur humeur batailleuse et leurs déprédations, les ménage cependant; ils sont pour lui comme un bataillon de tirailleurs sur une frontière difficile, ils le servent contre les Turcs, comme autrefois les Uscoques contre les Vénitiens (pp. 311-312)”.