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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Bocche di Cattaro

"Nul étranger, je crois, n'entrera pour la première fois en Dalmatie sans être péniblement affecté de l'aspect de ses montagnes décharnées, de ses plages arides. […]. A Zara est le premier point de vue vraiment attrayant qu'on aperçoive en venant de Trieste; à Spalato, la première belle campagne. Mais au delà de Raguse, au delà du cap désigné par le nom de Punta del ostro, on arrive aux Bouches de Cattaro. A cette limite de la Dalmatie, se déroule tout à coup un tableau si imposant que, pour le connaître, ce n'est pas trop d'entreprendre un long trajet, dût-on ne rien voir d’autre en route. […]. Ce qu’on appelle les Bouches de Cattaro n’est point, comme on pourrait se le figurer par cette désignation, l’embouchure d’un fleuve; c’est une trouée de la mer dans l’intérieur des terres, c’est un de ces fiords, beauté maritime de la belle Norvége. En d’autres termes, c’est un canal qui, par plusieurs circuits, contourne la cime des montagnes, qui, par une de ses pointes, touche à Cattaro, l’Ultima Thule de l’Autriche. On comte dans ce canal quatre grandes et neuf petites baie, ou, pour mieux dire, le canal entier est une baie. […]. J’ai traversé cette baie en un jour d’orage. Elle me rappelait par son étonnant aspect les plus sombres peintures de Byron. Le sirocco, contre lequel nous avions péniblement lutté en pleine mer s’arrêtait en fureur à la pointe de ce défilé, comme un combattant fougueux à la porte de la citadelle qu’il ne peut franchir. […]. A travers les interstices de ces nuées épaisses, parfois nous ne voyions que des pics aigus, des cimes de rocs s’élevant comme les tours et les murs d’une forteresse du milieu d’un océan de vapeurs. Alors il semble qu’on touche à l’une des extrémités du monde, et l’on se demande comme Horace de quel triple airain étaient cuirassés les hommes qui ont osé les premiers, avec leurs navires, pénétrer dans ces ténébreux parages et y construire leurs demeures (pp. 283-285).

A l’entrée de ce vaste défilé aquatique est la ville de Castelnuovo, bâtie dans la situation la plus pittoresque au penchant d’une colline voilée par une verte forêt, et protégée par une enceinte de murailles qui ont eu à soutenir de nombreuses attaques. […]. Près de là est le village de Perasto, avec ses maisons blanches rangées le long de la côte, comme des navires le long d’une rade. Au milieu du limpide espace qui s’ouvre en face de ce village apparaissent deux petites îles charmantes. L’une s’appelle l’île Saint-Georges; l’autre l’île de la Madone du Scapulaire. Sur la première est un couvent grec; sur l’autre une chapelle catholique, vénérée dans tout le pays. […]. Cette chapelle est pleine d’ex voto, signes d’une douleur humaine qui cherche un appui dans une sainte protection, témoignages naïfs d’une pieuse foi et d’une pieuse reconnaissance. Bientôt voici Stolivo avec ses agrestes habitations étagées en amphithéâtre sur la pente d’un coteau et la flèche pyramidale de son église, qui s’élève du milieu des bois comme une prière mystérieuse du sein d’une foule recueillie, puis la bourgade de Perzagno abritée au pied de ses rochers et de sa Madona della Nativita, répandue en masoins éparses au bord de la côte, comme un chapelet égréné, puis les trois constructions de même hauteur, de même forme, liées l’une à l’autre par une étroite pensée d’affection, et qu’on appelle les Tre Sorelle, en mémoire de trois sœurs qui se firent cette égale demeure, puis le village de Dobrota, qui est à la Dalmatie ce que Broek est à la Hollande, le plus riche village de la contrée; puis enfin Risano, ancienne colonie romaine, et Mula et Cattaro. Je ne fais qu’indiquer ces principaux centres de population. Mais quels délicieux points de vue, et quelle variété de tableaux, semblent appeler les voyageurs à élever leur âme vers Dieu, dans la perspective de ces villages, les uns s’élevant comme des gradins sur les escarpements des montagnes (pp. 286-287).

Les habitants de ces villages qu’on désigne sous le nom générique de Bocchesi, présentent au voyageur par leur caractère particulier, par la diversité de leurs mœurs et de leur physionomie, un intéressant sujet d’observation. Tous Slaves d’origine, ils se divisent d’abord en deux communautés religieuses, communauté catholique et communauté grecque, animées l’une contre l’autre d’un tel sentiment de défiance, qu’il y a des villages grecs où pas une famille catholique ne pourrait s’établir, et des maisons catholiques qui ne voudraient pas garder un domestique grec. La communauté grecque est dans ce district la plus nombreuse, et je le dis sans partialité aucune, elle est par le fait de ses prêtes la plus ignorante. Ses popes ne peuvent rien lui enseigner, car eux-mêmes ne savent rien. Je tiens d’un des principaux fonctionnaires de la province qu’un grand nombre de ces ecclésiastiques grecs qu’on voit passer majestueusement avec une belle robe en soie, une large ceinture, une barbe vénérable et de longs cheveux noir bouclés, ne savent pas même lire. […]. Ils ont pourtant une attitude beaucoup plus digne que les prêtes du même culte que je voyais il y a quelques années en Valachie, et sont aussi plus généreusement rétribués par leurs paroisses.

Tous marins, les Bocchesi suivent encore dans ce même emploi de leur vie différentes directions. Il est tel village qui est resté lié au commerce de Venise, tel autre qui n’a de rapports qu’avec Trieste, tel autre dont les enfants naviguent principalement dans la mer Noir. A cette diversité de dogmes, de relations, de voyages, se joint une étonnante variété de costumes. Chaque village a la sien, et le garde si fidèlement que sur le marché de Cattaro on peut dire, au simple aspect du vêtement: Cet homme vient de Castelnuovo, cette jeune fille de Dobrota, cette femme de Perasto, comme autrefois, avant l’universel étranglement de notre uniforme habit, on eût pu dire: Voilà un gentilhomme de France, un docteur d’Allemagne, un boyard moscovite. […]. Le femmes, que dans notre méchante injustice nous accusons de tant de mobilité, les femmes des parages de Cattaro ne sont pas moins fidèles à leur costume traditionnel, à celui qui leur est assigné avant et après le mariage, dans les joyeux élans de leur vie de jeune fille, ou dans l’austérité de leur veuvage. Elles ne sont pas moins fidèles à l’ancienne coupe de leurs vêtements, à leur profusion de pandeloques, de colliers et de grosses épingles en or ou en argent, ou en cuivre, selon leur fortune. La plupart des Bocchesi qu’on rencontre dans leur pays natal, ceux-ci avec une culotte rouge et un gilet brodé comme des fils de l’Orient, ceux-là avec une culotte noire et une barrette noire, comme des bacheliers de Salamanque, ont pourtant erré longtemps sur l’océan, avec leur jaquette et leur twine de marins. […]. Ils ont, comme les Turcs, la passion des armes, ils se glorifient d’en avoir des plus chères et des plus belles. Ils en portent constamment à leur ceinture, et ils se font dans l’intérieur de leurs maisons des panoplies de sabres de pachas, d’épées allemandes, de fusils plaqués d’argent et de nacre (pp. 289-291).

Par cet usage perpétuel des armes, par le souvenir des périls auxquels ils ont résisté et la perspective de ceux dont ils sont encore menacés, les Bocchesi prennent, à l’égard de leurs femmes, une attitude superbe. A eux l’honneeur de combattre pour le foyer, à elles les vulgaires et les rudes travaux. Tandis que, dans le sentiment de sa virile dignité, le Bocchese reste indolemment assis sous sa treille, la femme doit prendre soin du bétail, cultiver les champs, récolter le foin et battre le blé. S’il se met en route avec elle pour aller vendre au marché une génisse ou un sac de légumes, le fier sultan marchera librement en avant, l’humble femme le suivra, tirant la bête rebelle par le licol, ou ployant la tête sous le fardeau. L’amour même qui précède le mariage, le tendre et galant amour des fiançailles n’idéalise pas assez la femme pour qu’un instant au moins elle s’élève au niveau de son noble maître. En parcourant les rives du canal, on peut rencontrer plus d’un fiancé s’en allant d’un village à l’autre, assis à son aise sur un bon cheval, sa pipe à la main, puis la jeune fille qu’il épousera bientôt, marchant humblement à pied. Il n’aura pas l’idée, le fier pacha, d’abandonner sa monture à cette faible créature ou de la faire asseoir à côté de lui. Mais de temps à autre il sera assez bon pour lui faire signe de s’approcher et pour lui donner en se penchant vers elle un baiser qu’elle recevra avec reconnaissance (pp. 295-296)”.