Ragusa
“Raguse dans ses étroites limites se fit jadis un nom imposant, qui aujourd’hui est si tristement déchue de son ancienne splendeur. Si comme l’a dit un écrivain, ces côtes escarpées, ces scogli de la Dalmatie, habités par une population à part entre de grands États ressemblent à une Suisse maritime, Raguse m’apparaît dans cette Suisse comme une autre Genève grave, prudente, honnête, instruite, mais une Genève catholique qui garda constamment le dogme de ses pères et tint ses portes fermées contre les réformateurs avec autant de soin que contre les Turcs, ses redoutables voisins. […]. Elle ne mérita sa chute par aucune folie, elle fut la victime de deux catastrophes que sa perspicacité ne pouvait prévoir, que sa raison ne pouvait empêcher (pp. 251-252).
Pour moi, je me souviens qu’il y a trois ans, je ne pouvais sans une sincère admiration observer tout ce qu’ils avaient fait pour éclairer, pour moraliser les peuplades d’Indiens de l’Amérique du sud. Maintenant me voici dans un petit État serré d’un côte entre la mer, de l’autre, entre les provinces jadis occupées par d’ignorantes populations slaves, puis envahies par les hordes musulmanes. Et ce pays a brillé comme un phare dans les ténèbres qui l’environnaient, et sa plus grande illustration littéraire lui vient du temps où il se confiait à l’enseignement des jésuites. On publie en ce moment à Raguse une biographie des hommes illustres de la république. […]. Par suite de son double élément de population, par les rapports incessants qu’elle entretenait d’un côté avec l’Italie, de l’autre avec les districts slaves, Raguse cultiva à la fois la littérature italienne et la littérature slave, et au temps où la langue latine était la langue scientifique de l’Europe, elle eut aussi un grand nombre d’écrivains latins. Elle se vante, et à juste titre, dit-on, d’avoir conservé l’idiome italien dans toute sa pureté, et les Slaves lui doivent plus d’une œuvre importante (pp. 262-263).
J’ai éprouvé une triste impression en parcourant, avec un de mes amis de la Dalmatie, les rues de cette belle ville de Raguse, car elle est belle encore dans son affaissement, cette fille de l’antique Épidaure, belle comme la Niobé des Grecs dans son expression de douleur, belle comme la Gunhild scandinave dans ses profonds regrets, belle comme toute majesté humaine noblement découronnée. Dans l’enceinte de ses montagnes, ses remparts l’enclavent encore comme pour la défendre contre l’ambition des Turcs et des Vénitiens. Au pied de sa forteresse, sa mer azurée lui sourit encore comme pour appeler ses navires que bénissait son saint patron. Près de sa large baie de Gravoça s’épanouit, sous ses rameaux d’arbres et ses guirlandes de fleurs, sa fraîche vallée d’Ombla, et dans l’intérieur de ses murs se déroule, jusqu’à l’ancien palais princier, son vaste Corso avec ses droites lignes de maisons uniformément bâties dans un style austère. Mais ces remparts de Raguse ne protégeront plus ses libertés anéanties; ces rades où la république amassait jadis trois cents navires, sont à présent silencieuses et désertes. Cette vallée d’Ombla ne voit plus venir, sous ses verts feuilleges, les riches patriciens qui se plaisaient à bâtir là de riantes demeures, le Corso n’est plus habité que par des familles appauvries, et ce palais où siégeait dans son éclat mensuel le chef de la république, est occupée aujourd’hui par un fonctionnaire autrichien. Par son énergie et sa patience, Raguse, ville libre, pouvait encore se relever du désastre de 1667; elle ne peut se relever des calamités de la guerre de 1806. Dans cette guerre, sa flotte a été anéantie, et d’autres villes se sont emparées des voies commerciales où jadis elle trouvait peu de rivales. A présent, elle est tout simplement le chef-lieu administratif d’un petit district de cinquante mille habitants, la résidence d’un général de brigade, le siége d’un évêché et d’un tribunal de première instance. Comme une douairière retirée dans son deuil, elle porte en son âme l’honneur de son passé et détourne les regards de l’avenir.
En mémoire de ses anciennes écoles et de ses anciennes illustrations littéraires, le gouvernement autrichien devrait au moins lui donner une université. S’il se décide à doter d’une de ces institutions scientifiques la Dalmatie, qui en a grand besoin, c’est à Raguse qu’elle doit être fondée (pp. 280-282)”.