Curzola
“Avec cette pensée de patriotisme, je m’éloigne des sinistres rives de Lissa, et je vais aborder dans une autre île où nos vieux vétérans soutinrent contre les Russes une lutte plus glorieuse. C’est l’île de Curzola, qui, dans son espace restreint, me rappelle à la fois l’industrie nautique de Lussino et la végétation de Spalato.
A la pointe d’un promontoire, entouré de collines où verdoient des forêts de pins, de cyprès, de lentiques, s’élève la petite ville qui s’est fait au loin un renom par ses constructions navales. Elle est obligée de faire venir de l’Istrie ou de l’Albanie ses bois de charpente; mais ses ouvriers sont si habiles que nul armateur, désireux d’avoir un bon bateau, n’hésite à le leur payer plus cher qu’à d’autres. Ce sont eux qui font toutes les chaloupes du Lloyd. Ils construisent aussi des bâtiments côtiers et des navires d’une plus grande dimension. Sur leurs chantiers, j’en ai vu un de quatre cent cinquante tonneaux. Une nouvelle ville, active, intelligente, ville d’ingénieurs, de charpentiers et de voiliers, s’est peu à peu formée sur les contours de la rade, au pied de la primitive cité, serrée dans ses remparts comme un enfant dans ses langes (p. 248).
Maintenant les femmes de ce district maritime et des plages voisines seraient bien en état de défendre leurs foyers, en un jour de péril. Comme la plupart des hommes sont, ainsi que ceux de Lussino, presque constamment éloignés d’elles par leur métier de marins, elles cultivent elles-mêmes la terre, elles accomplissent les plus rudes travaux, et par cette vie laborieuse acquièrent une force étonnante. Celles de la péninsule d’Orebiccio sont remarquables entre toutes par leur énergique beauté. On les voit souvent venir à Curzola, conduisant elles-mêmes leurs barques, amurant leurs voiles comme des bataliers de profession. Plus d’une d’entre elles pourrait dire, en répétant une strophe d’une vieille romance espagnole:
Irme quiero, madre,
A aquella galera
Con el marinero
A ser marinera.
Il n’est pas un étranger qui, en les apercevant, ne s’arrête pour les observer, surpris à la fois de leur expressive physionomie et de l’étrangeté de leur costume. Comme il est rare qu’elles n’aient pas à pleurer quelque cher marin, quelque parent, elles sont vêtues d’une robe noire, et en même temps elles ont sur la tête la plus plaisante, la plus bizarre, la plus carnavalesque coiffure qu’il soit possible d’imaginer; des amas de bouquets de fleurs, des flots de rubans, des gerbes de paillettes, des masses de verroteries, des pièces d’or étrangères, tout ce qu’un père généreux ou un fiancé prodigue leur a rapporté de ses voyages. Singulière association d’une robe noire et d’une si joviale parure, d’une perpétuelle pensée de mort et d’un joyeux espoir de retour! Mais combien de femmes dans le monde ont ainsi des fleurs sur la tête et le deuil dans le cœur! (p. 250)”.