Zara
"Le sirocco qui, pendant notre halte à Lussino, s'était assoupi comme un athlète fatigué de ses efforts, s'est réveillé avec une nouvelle impétuosité dès que nous avons voulu nous remettre en marche; il nous a forcés de relâcher dans le petit port de Selve, et nous a combattus tant qu'il a pu jusqu'à Zara. [...]. Comme nous n'avions point de mousses à fouetter, il fallait nous résigner à attendre qu'il plût au sirocco de se calmer. Plusieurs passegers, en se promenant sur le pont, lui adressent pourtant d'énergiques apostrophes, et pluisieurs femmes, souffrant des calamités de la mer, et impatientes d'arriver, invoquent la miséricorde du ciel. [...]. La première impression que l'on éprouve en entrant dans la Dalmatie n'est ni gaie ni encourageante (pp. 208-209).
Aux environs de Zara, le paysage se présente tout à coup sous une face assez pittoresque. Là, les montagnes sont plus hautes, mieux découpées, et le long de la plage apparaissent des forêts d'arbres à fruits et de beaux villages; Zara s'avance là jusqu'au bord de sa presqu'île, comme pour voir plus tôt les navires qui viennent du nord et du sud. [...]. Par sa position sur une presqu'île qui ne se rejont à la côte que par une étroite langue de terre, elle a dû être de tout temps une forteresse maritime facile à défendre, importante à conserver. A la voir, quand on vient de Trieste, s'élancer du sein des eaux, avec ses blanches murailles et le lion de Saint-Marc sur ses portes, on la prendrait pour une fille de Venise, et l'ambitieuse Venise a bien vite aspiré à la maîtriser (p. 214).
A la réunion de la Dalmatie à l'empire d'Autriche, Zara est devenue le chef-lieu politique et civil de la province. [...]. Zara est la métropole catholique de ce petit pays, qui compte quatre cents et quelques milliers d'habitants et n'a pas moins de six évêchés; elle est la résidence du gouverneur général, des chefs des différentes administrations, et le siège du tribunal d'appel. Cette réunion de fonctionnaires donne à la ville une animation particulière, et offre à l'étranger l'attrait d'une société dont il ne rencontrera que quelques parcelles dans les autres ports de la Dalmatie. C'est une migration de familles aimables, d'hommes instruits, au milieu d'une ignorante peuplade; c'est une transplantation des goûts et des habitudes de la civilisation sur un sol où, jusqu'à présent, l'œuvre de la civilisation a peu pénétré. [...]. Zara est une jolie ville, ouverte de plusieurs côtés sur de beaux points de vue, sur la mer, sur des chaînes de coteaux, au-dessus desquels s'élèvent, comme des têtes de géant, les cimes escarpées du Velebitsch. Ses rues sont étroites, mais régulièrement tracées et bordées d'élégantes maisons. Son commerce est peu considérable; mais elle a son marasquin. Étrange chose que le caprice de la fortune dans la distribution des gloires humaines! Voilà une ville dont les annales renferment des pages superbes, les récits de combats les plus courageux, les scènes les plus dramatiques, et ce n'est point par ces nobles épopées que son nom s'est propagé dans le monde; c'est par de petites fioles d'une liqueur doucereuse qu'on extrait d'une cerise sauvage! [...]. Tout en acceptant l'honneur insigne que lui fait son marasquin, Zara cherche cependant des satisfactions d'un genre moins matériel. Elle imprime deux journaux l'un en langue slave, l'autre en langue italienne. Elle a de bonnes librairies, entre autres celle de M. Battara à qui l'on doit la publication de l'ouvrage de M. Carrara sur la Dalmatie; elle a un casino qui reçoit, avec les principaux journaux de l'Allemagne, plusieurs journaux de France et d'Angleterre. Enfin elle a un théâtre qui, dans son répertoire, fait tour à tour entrer, avec un rare zèle, l'opéra et la comédie, le drame et le vaudeville (pp. 220-223)".